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lundi 20 juillet 2015

Les vitraux de Plovan

À Plovan comme dans presque toutes les petites églises et chapelles des environs, les vitraux anciens ont depuis longtemps disparu. Les premiers, datant certainement du Moyen Âge, portaient à n'en pas douter les armes de quelques seigneurs locaux (Gourcuff ou autres) ayant droit de prééminence sur l'église de Plovan après le duc de Bretagne. Les affres du temps, les intempéries, le vandalisme ou les changements de goût ont eu raison d'eux et vraisemblablement de nombre de leurs remplaçants. Quand on voit les vitraux médiévaux de la cathédrale de Quimper ou, plus près de nous, la maîtresse-vitre de l'église de Lababan, datée de 1573, on pourrait céder à la nostalgie et regretter que leurs équivalents plovanais, œuvres inconnues, soient à jamais disparus. Ce serait peut-être passer à côté des admirables vitraux dont peut s'enorgueillir actuellement l'église paroissiale, que je vous propose de (re)découvrir ici.

I – L'artiste, le commanditaire et le contexte

Les vitraux actuels, dont deux sont datés de 1944, ont été réalisés par le maître-verrier Job Guével. Ce jeune trentenaire a, à cette date, déjà fait ses armes dans quelques églises du département mais semble s'aventurer pour la première (et dernière ?) fois en Pays bigouden. Son nom, Guével, n'était peut-être pas inconnu aux Plovanais consommateurs de vin : les vins Guével et leur fameuse marque « La Grappe fleurie » font alors les belles heures de la commune de Pleyber-Christ, près de Morlaix. Joseph Guével, né le 19 avril 1911 dans cette commune, est le second enfant du couple propriétaire de l'entreprise de boissons. À l'inverse de ses frères, Job n'intègre pas la firme familiale, préférant entrer en 1930 à l'Académie de la Chaumière (école d'art privée fondée à Paris en 1904) puis à l’École Nationale des Beaux-Arts de Paris. Il commence à s'intéresser à l'art du vitrail après sa rencontre avec Léa Hette, issue, nous disent ses biographes, d'une dynastie de souffleurs de verre ayant quitté la Moravie (autrefois en Bohême, aujourd'hui en République tchèque) au XVIe siècle. Le couple que Léa Hette et Job Guével forment à la ville, entre Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis) et Pleyber-Christ, travaille aussi de concert dans la production d’œuvres d'art à partir du milieu des années 30.
Établi avec sa famille à Pont-Aven pendant la Seconde Guerre mondiale, Job Guével réalise de nombreux vitraux d'inspiration religieuse pour des églises et chapelles bretonnes. Malgré la guerre et l'Occupation, les années 1940 figurent comme l'une des périodes les plus productives de sa vie artistique. En l'état de nos connaissances – l'ensemble de ses œuvres n'est en effet pas encore recensé et daté –, il travaille essentiellement dans trois secteurs au cours de ces années :
  • le pays de Quimperlé (10 vitraux à Locunolé réalisés entre 1944 et 1948, Mellac en 1943, Moëlan-sur-Mer en 1941, Pont-Aven entre 1943 et 1945, Trégunc en 1948, 1 maîtresse-vitre à Tréméven en 1945).
  • les Monts d'Arrée (Loc-Eguiner-Saint-Thégonnec entre 1936 et 1943, Plounéour-Menez en 1936, Scrignac en 1937).
  • la vallée du Trieux (Plourivo en 1943, Pontrieux en 1946, Saint-Gilles-des-Bois en 1946).
Cherchez l'erreur ! Plovan n'appartient à aucun de ces secteurs, se trouvant isolé dans la géographie des paroisses pour lesquelles a travaillé Job Guével. On peut donc se demander par quel miracle l'artiste a été contacté et est intervenu sur l'église Saint-Gorgon, d'autant plus que son œuvre plovanaise est d'ampleur : 11 vitraux, dont certains de tailles conséquentes. Le contexte dans lequel est passé la commande laisse aussi songeur : si on se fie à la date inscrite sur les vitraux de saint Corentin et de Notre-Dame de Lourdes, cet ensemble a été réalisé en 1944, pendant la Seconde Guerre mondiale. La grande homogénéité que ces deux œuvres présentent avec les autres vitraux de Plovan permet de penser que l'ensemble a été commandé en totalité et réalisé en 1944 puis mis en place dans la foulée.

Quel est alors le commanditaire de cet ensemble de vitraux ? Il s'agit tout simplement du recteur Paul Gouriou, arrivé à Plovan en juin 1941. Avant que des documents d'archives ne viennent nous contredire, nous avions pensé que le recteur Jean-Marie Maréchal, mort en septembre 1941 après avoir passé plus de 30 ans dans la paroisse, marquant son passage par plusieurs réalisations importantes (construction d'une école libre, commande du cantique breton à saint Gorgon et réception d'une partie de ses reliques, commande d'une brochure retraçant l'histoire de la paroisse) était un candidat tout aussi plausible (on ne prête qu'aux riches !), allant jusqu'à imaginer qu'à la fin de sa vie, le vieux prêtre aurait collecté les fonds nécessaires au remplacement des anciens vitraux, une entreprise que son successeur aurait parachevé. Mais il n'en est rien !
 
Un devis des vitraux de l'église de Plovan, daté du 22 février 1944 et conservé aux archives paroissiales, prouve bien que la commande remonte tout au plus à la fin de l'année 1943, plus probablement au début de 1944, donc sous le ministère Gouriou.
 

Entête du devis des vitraux de Plovan ; on y lit "Vitraux d'Art J. Guevel"

 

Né le 12 janvier 1884 à l'école Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle de Lambézellec, dont une de ses trois tantes religieuses est la supérieure et où où son père officie comme jardinier, Paul Joseph Marie Gouriou, fils de Jean Louis Marie Gouriou et de Barbe Biliou (qu'on rencontre parfois nommée Piriou), est le dernier d'une fratrie de sept enfants. Issu d'une famille très croyante – outre ses tantes, une de ses sœurs devient religieuse chez les Filles du Saint-Esprit – il fait ses études primaires à l'école de la Croix-Rouge à Brest puis ses études secondaires au Petit séminaire de Pont-Croix. Il entre ensuite au Grand séminaire (alors situé à Brest) et devient prêtre le 23 juillet 1909, ayant dans l'intervalle rempli ses obligations militaires (il a été incorporé au 19e régiment d'infanterie entre octobre 1905 et septembre 1906). Par la suite, il devient surveillant à Saint-Yves (Quimper) avant d'être envoyé comme vicaire dans plusieurs paroisses finistériennes. Après avoir été en poste à Mellac (septembre 1910-janvier 1913), il est nommé à Irvillac (janvier 1913-février 1920). C'est là que, comme beaucoup d'hommes de sa génération, il apprend que la guerre a éclaté. Mobilisé d'août 1914 à mars 1919, il sert comme fantassin  puis comme soldat-infirmier à partir d'août 1915, notamment à la 11e section d'infirmiers de l'hôpital temporaire d'Héricourt (Haute-Saône) où il reçoit la citation suivante :  « le 20 mars 1916, par son sang-froid et sa présence d'esprit, a évité un grave accident, en prévenant des camarades travaillant à côté de lui, de l'explosion imminente d'une grenade, qui se trouvait dans le paquetage d'un soldat entrant à l'hôpital. A été lui même grièvement blessé. ». Sa fiche matricule précise en effet qu'en 1927 son visage portait d'importantes cicatrices sur la joue droite, entraînant chez lui une légère paralysie faciale. Sa nécrologie précise qu'il a également été fait prisonnier mais sa fiche matricule n'en dit rien. De retour à Irvillac après le conflit, il est placé comme vicaire à Carhaix (février 1920-janvier 1927) et finalement au Faou (janvier 1927-mars 1936).


Paul Gouriou (en soutane) entouré de membres de sa famille (collection particulière)


La première paroisse qu'on lui confie, à l'âge déjà avancé de 52 ans, est Lababan, où il reste cinq ans (mars 1936-juin 1941) avant d'arriver à Plovan, où il va s'établir pendant plus de seize ans (juin 1941-décembre 1957), entre ses 57 et 73 ans. En quittant la paroisse où il aura séjourné le plus longtemps, il exerce quelques temps la charge de chapelain de Kerangoff (décembre 1957-1958), fonction dont il démissionne suite à une opération chirurgicale afin de se retirer dans une maison de repos à Keraudren. Il y meurt le 27 juillet 1974, ses obsèques étant célébrées à Saint-Martin (Brest) par l'abbé R. Riou deux jours plus tard (Semaine religieuse, 1974, p. 331, 348-349).


Pour en revenir aux vitraux, leur commande se justifiait sans doute par le mauvais état des vitres alors en place ou parce que le nouveau recteur les jugeait passées de mode.

 


Vue de l'intérieur de l'église de Plovan (dans les années 1930)

 
Cette vue ancienne de l'église de Plovan ne permet pas de voir à quoi ressemblaient les deux vitraux du chœur avant 1944. Tout juste aperçoit-on, sur celui de gauche, une partie de la frise qui devait entourer la fenêtre ou le vitrail.

Vitrail du chœur avant 1944


Le choix des thèmes des vitraux est vraisemblablement le fruit des échanges nés des propositions du maître-verrier confrontées aux attentes du recteur. Reste à comprendre comment ce duo s'est formé : pourquoi Paul Gouriou fait-il appel à Job Guével ?

On sait que Job Guével a bénéficié de ses amitiés avec de jeunes prêtres de sa génération pour commencer à travailler. Mais Plovan, là encore, n'entre pas dans ce cas de figure, l'artiste ayant 17 ans de moins que Gouriou. Parmi les paroisses où ce dernier officia, seule celle de Mellac reçut des vitraux conçus par Guével, précisément en 1943, quelques mois avant que l'artiste soit retenu pour les vitraux de Plovan. C'est peut-être là l'origine de leur rencontre, bien que deux décennies séparent le passage du vicaire Gouriou à Mellac de l'intervention de Job Guével dans cette église. On peut aussi envisager que le nom de l'artiste verrier ait été soufflé au nouveau recteur de Plovan par sa hiérarchie diocésaine. Les archives paroissiales conservent justement une lettre d'Auguste Cogneau (1868-1952), bras-droit de Monseigneur Duparc comme évêque auxiliaire de Quimper depuis 1933, après avoir été plusieurs années son vicaire général, attestant que cette commande s'est faite sous le haut patronage du successeur de saint Corentin. Datée du 17 mars 1944, elle autorise le recteur à emprunter 50 000 francs « pour garnir les fenêtres de votre église de vitraux » (est-ce à dire qu'il y avait de simples vitres jusque-là ?). Il poursuit : « J'ai mis les maquettes sous les yeux de Monseigneur. Elles peuvent être acceptées. Les sujets sont convenablement traités. ». Et de conclure sur quelques critiques de forme : saint Herbot ne doit pas tenir de chapelet car c'est anachronique ; la coiffure proposée pour sainte Bernadette ne convient pas, un capuchon serait préférable ; et les inscriptions ne ressortent pas assez. Ces remarques ont toutes été suivies d'effet dans les œuvres finales.
 

Auguste Cogneau (au centre, avec un chapeau) se tient derrière Mgr Duparc (en 1938)


Pour financer son programme de renouvellement des vitraux, le recteur Gouriou fait appel à la générosité de ses paroissiens, dont les plus fervents, ceux dont les familles avaient déjà largement contribué à l'édification de l'école de la Sainte-Famille, répondent largement à l'appel de leur pasteur. Largesses qu'il faut d'autant plus souligner que la commande est engagée pendant l'occupation allemande et qu'elle aboutit quelques mois seulement après la fin de la guerre, soit en des temps de difficultés économiques évidentes.


Vitraux
Prix fixés par le verrier
Offrandes versées par les paroissiens
St Gorgon
16 440 fr.

St Corentin
16 440 fr.
8 320 fr. de la famille Thomas du Crugou et de Kerévet
ND de Lourdes
11 150 fr.
12 000 fr. de Marie-Anne Plouhinec, du bourg
St Joseph
7 620 fr.
4 000 fr. de Jean-Marie Hénaff, du bourg
4 000 fr. de Jean-Marie Hénaff, de Lestréguellec
St Michel



18 383 fr.
5 000 fr. de Marie-Jeanne Tanguy-Loc'h, de Pontecroas
St Yves

St Herbot
4 000 fr. de Jean-Louis Le Bec, de Keryouen
St Jean Discalcéat

St Jean-Marie Vianney
6 000 fr. de Mme Daniel, de Lestréguellec
St Antoine de Padoue
?

Esprit saint
?

TOTAL
70 033 fr.
43 320 fr.

Installés durant l'été 1945, les vitraux de Plovan sont bénis à l'occasion du pardon de saint Gorgon, en septembre de la même année, lors d'une messe célébrée par le jeune Père René Thomas (1921-2006), nouvellement ordonné prêtre et natif de la paroisse (cette famille, les Thomas de Kerévet, figure parmi les plus généreux donateurs dans le tableau ci-dessus). On n'est pas parvenu à recueillir de témoignages de leur accueil par les paroissiens. Sans doute n'ont-ils pas soulevé de désapprobation, sombrant rapidement dans l'indifférence générale tant on peut avoir du mal parfois à percevoir la beauté d'un décor par trop familier.



Quelques années plus tard, revenant sur cet événement, le recteur Gouriou écrit : « En 1945, en la St Gorgon, l'abbé René Thomas, seul prêtre de Plovan attaché au diocèse – deux autres, le 1° ordonné en 1924 appartient au diocèse de Tours ; le 2° ordonné en 1933, au clergé haïtien – célèbre sa première grand messe, fête coïncidant avec l'achèvement d'un travail d'artiste : les onze fenêtres de notre église garnies de vitraux dont les couleurs sombres nous invitent au recueillement et peuvent, si vous êtes sensibles aux beautés de l'art, jeter votre âme en extase. ».


Par la suite, Job Guével ne revient pas travailler dans cette partie du Finistère. En 1947, trois ans après son passage à Plovan, il fait bâtir à Pont-Aven une maison-atelier derrière le square Botrel, décorée de hautes verrières. Tout en continuant à travailler essentiellement pour des édifices religieux, le maître-verrier fait évoluer sa technique au cours des années 1950, abandonnant les représentations classiques pour des figures plus modernes, comme l'illustre à merveille les superbes vitraux de l'église de Nizon (commune de Pont-Aven) réalisés en 1953-1954.
 

Couronnement de la Vierge-Marie par Job Guével (maîtresse-vitre de l'église de Nizon, vers 1954)

 
Yves Pot, spécialiste de l'œuvre de Guével, écrit à ce propos que « l'évolution de l'artiste [va] vers une complexification des scènes comme à Pont-Aven et surtout vers une création de ses propres plaques de verre, épaisses parfois jusqu'à 6 cm., les dalles de verre éclatées sur leurs bords pour mieux ''sculpter la lumière'' ». Dans les années 1970, installé désormais à L’Haÿ-les-Roses, Job Guével modifie encore plus radicalement son travail en abandonnant l'iconographie pour se consacrer uniquement aux couleurs. Cette démarche est couronnée en 1979 lorsqu'il reçoit le premier prix en vitrail moderne à Phœnix (Arizona, États-Unis).



Job Guével (1911-2000) dans les années 1980


Job Guével meurt en 2000, laissant derrière lui quelques 300 vitraux, pour la plupart visibles dans des édifices religieux mais aussi dans l'entreprise familiale (aujourd'hui démolie) et chez des particuliers. Aujourd'hui, quinze ans après la disparition de l'artiste, la reconnaissance de son œuvre, déjà remarquée par les spécialistes, ne cesse de croître auprès du grand public. Son fils, Michel Guével, qui a suivi les traces de ses parents en devenant lui aussi maître-verrier, s'emploie depuis quelques années à mieux faire connaître l’œuvre paternelle en donnant des conférences (à Pleyber-Christ en 2013, à Pont-Aven en 2014). La municipalité de Pont-Aven a cru bon de lui rendre hommage en baptisant un rond-point « Job Guével » et en y plaçant trois de ses œuvres.
 

Rond-point Job Guével à Pont-Aven

 

 

II – Plovan, un ensemble de vitraux remarquable

 
L'église de Plovan abrite onze vitraux figuratifs, c'est-à-dire représentant tous un personnage ou un animal,  de Job Guével. À notre connaissance, c'est, par le nombre, l'un des plus important groupe de vitraux réalisé par cet artiste. Le plan ci-dessous indique leurs emplacements, numérotés de 1 à 11, faisant le lien avec les images et les descriptions placées à la suite.
 


Emplacements des vitraux de l'église de Plovan


 

(1) St Gorgon


Saint Gorgon est un soldat gréco-romain mort en martyr au début du IVe siècle, probablement introduit comme patron de la paroisse de Plovan au XVIIe siècle.

Sur un fond à dominantes rouge et verte, l'artiste a choisi de le représenter ici en pied sous les traits d'un guerrier mi-celte, mi-romain : si ce n'est le casque, le manteau militaire et la jupe courte, le Gorgon de Guével a en effet des allures de guerrier gaulois ou breton (une moustache, des braies entourées de bandelettes, une épée médiévale formant une croix). Cette bretonnisation est accentuée par les dix hermines qui bordent le saint. Aucun élément ne vient rappeler son martyre, c'est-à-dire le supplice qu'il a enduré pour défendre sa foi chrétienne.

(2) St Korantin


Saint Corentin, patron de Quimper, est selon la tradition le premier évêque de Cornouaille au VIe siècle et l'un des sept saints prétendus fondateurs de Bretagne.

Sur un fond rouge et vert, notre Corentin est également représenté en pied, présentant les attributs d'un évêque : la mitre ornée d'une petite croix (qu'on retrouve dans le décor de part et d'autre de sa tête, comme sur le vitrail de saint Gorgon) et la crosse, calée sous son bras droit. Le regard porté vers les cieux, vêtu d'une chasuble jaune et verte, couvrant une aube jaune or et une étole rouge, le saint nous présente une truite, faisant écho à une légende bien connue dans le diocèse de Quimper qui veut que, lorsque Corentin vivait retiré du monde à Plomodiern, Dieu ait pourvu à sa nourriture quotidienne en envoyant un poisson dans la fontaine de l'ermitage. Chaque jour, Corentin coupait une partie du poisson pour se nourrir et rejetait l'autre partie dans la fontaine où l'animal retrouvait immédiatement son intégralité. Recevant un jour la visite du roi Gradlon et de toute sa suite, le saint-ermite parvient de la même manière à sustenter toute la troupe.

Détail du vitrail de Saint Corentin


C'est un des deux vitraux de l'église signé par l'artiste : en bas à droite on lit « J. Guével 1944 ».


(3) St Mikel


Saint Michel archange, personnage biblique, prince de la milice céleste, champion du Bien contre le Mal dans la religion catholique. Il est également honoré dans le judaïsme et l'islam.

Il est représenté jusqu'aux genoux en chevalier terrassant le dragon, symbole du Mal. Vêtu d'une armure dorée, le saint ailé (on voit ses ailes dressées vers les cieux derrière lui) plante sa lance dans la gueule d'un dragon cornu, dont s'échappe une coulée de sang. Les traits fins, presque féminins, du visage de saint Michel rappelle peut-être qu'on ignore le sexe des anges. Il est bordé par huit hermines.

(4) St Erwan


Saint Yves est le patron des gens de justice et de la Bretagne. Né Yves Hélory en 1253 au Minihy, près de Tréguier, dans une petite famille noble, il fait d'importantes études universitaires à Paris et Orléans qui lui permettent non seulement de devenir prêtre mais aussi official (juge ecclésiastique) du diocèse de Tréguier. Faisant preuve d'équité lorsqu'il rend la justice, il manifeste aussi une grande piété. Sans être un des leurs, il est proche des Franciscains et de leur spiritualité. Il se montre ainsi très sensible au sort des pauvres. Mort en 1303, sa réputation vertueuse et les miracles qui s'accomplissent autour de son tombeau amènent l’Église à ouvrir une enquête qui se conclue par sa canonisation en 1347.

Il est représenté ici jusqu'aux genoux, vêtu de la robe noire des magistrats, la tête couverte d'un bonnet et les épaules enveloppées d'un camail rouge bordé d'hermines, tenant de la main gauche une balance et de la droite un parchemin (symbolisant sans doute la loi). Il est entouré de huit hermines.
 

(5) Sant Herbot

Saint Herbot, protecteur des chevaux et des bêtes à cornes, était un saint très populaire auprès des paysans. Vivant, selon la tradition, au VIe siècle, il aurait quitté sa Bretagne insulaire natale pour s'établir comme ermite en Armorique, à Berrien qu'il quitte par la suite pour Loqueffret. Il serait mort à Saint-Herbot où il a fait l'objet d'une vénération toute particulière.
Il est représenté jusqu'aux genoux sous les traits d'un ermite, dans un ample vêtement vert, avec une longue barbe bouclée et un bâton dans la main gauche. Il est encadré de huit hermines.
 

(6) Itron Varia Lourd

 

Littéralement « Dame Marie de Lourdes », c'est-à-dire Notre-Dame de Lourdes. Scène d'apparition de la Vierge-Marie à Bernadette Soubirous dans la grotte de Massabielle à Lourdes en 1858.

On a ici la verrière la plus élaborée (et peut-être la plus belle) de l'église : sept panneaux différents ont été nécessaires pour sa confection. Sainte Bernadette Soubirous (1844-1879), canonisée en 1933, apparaît de dos sur le panneau de gauche, auréolée, à genoux, les mains en prière. La Vierge-Marie, éclatante de lumière, lui fait face sur le panneau de droite, vêtue de façon traditionnelle en blanc et bleu, serrant entre ses mains jointes un grand chapelet blanc. Comme dans la première apparition décrite par sainte Bernadette, la Vierge porte une ceinture bleue et des roses sur les pieds.



Détail du vitrail de Notre-Dame de Lourdes


Après celui de saint Corentin, c'est le second vitrail signé : en bas à gauche, on lit « J. Guével 1944 ».


(7) Sant Josef


Saint Joseph, personnage biblique, époux de Marie et père nourricier de Jésus. Il était charpentier suivant l’Évangile selon Saint Matthieu.

Il est représenté en pied, barbu et vêtu d'une tunique brune. Installé à son établi, un marteau et un ciseau à bois dans les mains, il travaille une pièce de bois. Des copeaux jonchent le sol autour d'une boîte à clous munie d'une poignée. Des planches semblent posées derrière lui sur la gauche. D'après son fils Michel, Joseph Guével (Job en breton) se serait lui-même représenté dans ce vitrail. 
 
 

(8) St Anton a Badou

 
Saint Antoine de Padoue est le patron des marins, des naufragés et des prisonniers ; on l'invoque pour retrouver des objets perdus. Né Fernando Martins de Bulhões à Lisbonne en 1195, dans une famille noble, il devient prêtre et décide de rejoindre les rangs des Franciscains en 1220. C'est là qu'il prend le nom de frère Antoine. Proche de François d'Assises, il se révèle un prédicateur de talent. Il meurt à Padoue en 1231 et est canonisé dès l'année suivante.

Il est représenté à mi-corps, en bure franciscaine, la tête tonsurée, tenant de la main gauche un livre sur lequel est posé l'Enfant Jésus. Leurs regards manifestent la tendresse et l'affection qu'ils ont l'un pour l'autre. Cette manière très classique de représenter ce saint renvoie à un miracle qui se serait déroulé en 1231 : une nuit, ne pouvant dormir, Antoine lit et relit l'Écriture Sainte. Un témoin passant par là aperçoit une vive clarté par la fenêtre de la cellule. Il s'approche et voit Antoine assis au bord de son lit, le grand livre ouvert sur ses genoux. Sur le livre se tient un bambin des plus mignons (l'Enfant Jésus, dont les traits s'inspirent d'un des garçons de l'artiste) qui se pend à son cou et le couvre de baisers comme s'il était son père. Une façon de rappeler l'amour du genre humain et l'importance des saintes écritures dans la vie de saint Antoine de Padoue.

 


(9)  Me o padez en hano an tad hag ar mab hag ar Spered Santel


La légende peut se traduire par : « Je te baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit ». Cette formule, illustrant une représentation de l'Esprit saint, évoque la Trinité, c'est-à-dire un Dieu unique en trois personnes.
Ce petit vitrail, placé derrière les fonts baptismaux, représente une colombe descendant sur Terre, incarnation de l'Esprit saint. L'oiseau blanc apparaît devant une croix celtique très colorée sur fond bleu.


(10) Sant Yan Diarchen


Littéralement « saint Jean sans sabots » ou « sans souliers », c'est-à-dire Jean Discalceat, ou le Déchaussé, plus connu sous le nom de Santig Du (le petit saint noir). Frère franciscain mort à Quimper en 1349 pendant la Peste noire en venant en aide aux malades. Jamais officiellement canonisé, il est honoré comme saint depuis sa mort par la piété populaire.


Représenté jusqu'aux genoux, il apparaît les yeux clos et les mains jointes sur un fond bleu, dans sa robe brune de Franciscain, encapuchonné, la taille ceinte par une corde dont l'extrémité pend sur la droite.


(11) St Yan Vari Vianney


Saint Jean-Marie Vianney (1786-1859), appelé également le curé d'Ars, paroisse de l'Ain dont il fut le prêtre pendant 41 ans. L'hagiographie le présente comme un homme affable, d'une nature gaie mais menant une vie austère car il voue tout ce qu'il possède aux plus démunis. Sa réputation vertueuse attire à lui, de son vivant, de nombreux pèlerins. On lui attribue des miracles. Au terme d'une enquête de l'Eglise, il est canonisé en 1925, devenant le patron de tous les curés. 

Représenté ici jusqu'aux genoux, saint Jean-Marie Vianney est vêtu d'une aube blanche avec un col noir. Sur ses épaules, il porte une étole violette. Les mains en prière, les yeux portés vers les cieux, son visage marqué par les ans esquisse un sourire.

Signalons pour finir que l'église abrite aussi un petit vitrail plus récent, dénotant franchement avec le reste de l'œuvre de Job Guével, conçu par l'atelier Le Bihan de Quimper.

Vitrail Le Bihan au fond de l'église de Plovan


Ce commentaire des onze vitraux réalisés par Job Guével permet de percevoir la volonté du maître-verrier et/ou du commanditaire d'affirmer, par le biais artistique, l'identité particulière de la paroisse. En s'entourant de ces images, les fidèles (ou tout au moins leur recteur) manifestent leurs croyances aux yeux de Dieu et des hommes : une communauté fière de son patron (saint Gorgon), de ses racines bretonnes (saint Yves) et surtout cornouaillaises (saint Corentin, saint Jean Discalceat), une paroisse à la fois rurale et maritime (saint Herbot, saint Antoine de Padoue), en prise avec la tradition (saint Michel, saint Joseph, la Trinité) mais aussi sensible aux évolutions plus récentes du christianisme (l'Immaculée conception avec Notre-Dame de Lourdes, le curé d'Ars).


III – Un art religieux entre classicisme et modernité

Parlant de Job Guével, Gérard Berthelom, historien amateur établi à Pont-Aven, a écrit que « ce maître-verrier fut un avant-gardiste dans l'art religieux breton en imposant à la cure d'introduire dans l'esthétique des vitraux d'églises – d'un classicisme à bout de souffle – de remarquables touches de modernité en phase avec l'évolution du monde artistique. Une touche Seiz Breur par exemple ». Les vitraux de Plovan illustrent parfaitement ce moment de basculement entre un classicisme encore en vigueur dès lors qu'on aborde l'iconographie religieuse, avec ses codes imposés auxquels n'échappent pas les vitraux plovanais, et une modernité insufflée par Guével dans le choix des couleurs et des décors, donnant parfois à voir ses influences personnelles, pour un résultat propre à faire pâlir d'envie nombre d'églises des alentours, engoncées dans leurs fades vitraux néo-gothiques.
 
L'influence des Seiz Breur, ce courant artistique breton né dans les années 1920, proche de la revue Breiz Atao et qui s'est donné pour but de renouveler l'art breton, notamment en se réappropriant des motifs traditionnels comme l'hermine, le triskel ou le croix celtique, est nettement perceptible dans les vitraux de Plovan.

 

Hermine des Seiz breur à gauche et hermines des vitraux de Plovan à droite


L'hermine à base large avec des pointes en forme de losange, symbole des Seiz breur, apparaît ainsi à 44 reprises dans les vitraux de Plovan.
 

Triskel à gauche et figures du vitrail de saint Joseph rappelant les branches d'un triskel à droite



De nombreuses arabesques pouvant faire penser aux branches d'un triskel apparaissent également dans 9 vitraux, comme ci-dessus celui de saint Joseph. Enfin, troisième symbole d'inspiration bretonne présent à Plovan, Guével a fait figurer, on l'a dit, une croix celtique dans le vitrail n° 9.

Comme le sculpteur René Quillivic, Job Guével semble davantage être un sympathisant de la démarche artistique des Seiz Breur qu'un adepte à leur pensée politique. Nombre des membres de ce courant (Morvan Marchal, Youenn Drezen, René-Yves Creston...) ont en effet collaboré avec les Nazis pendant l'Occupation ou exprimé clairement leurs penchants antisémites, discréditant pour longtemps l'ensemble de leur mouvement. Job Guével n'a rien à voir avec tout cela.

La modernité n'apparaît pas seulement dans le choix de couleurs sombres ou dans les influences artistiques du maître-verrier. Elle apparaît aussi dans la technique qu'il emploie pour réaliser et commercialiser ses œuvres. Sans parler d'une production standardisée, la comparaison des vitraux de Plovan avec les autres œuvres conçues par l'artiste dans les années 1940 montre que, pour un même personnage, il part d'un modèle identique qu'il reproduit ensuite chaque fois que nécessaire, n'introduisant que de petites variantes dans les couleurs ou la gestuelle. La visite des églises de Locunolé, Pontrieux ou Gouarec est très révélatrice de cette façon de procéder.
 

Vitraux de saint Corentin à Plovan et Locunolé (de g. à d.)

  

Vitraux de saint Yves à Locunolé, Plovan et Pontrieux (de g. à d.)




Vitraux de Notre-Dame de Lourdes à Plovan et Locunolé (de g. à d.)


Outre les personnages déclinés quasiment à l'identique d'une église à l'autre, Job Guével reproduit aussi des décors similaires dans quelques vitraux, comme le montre cette photo prise à l'église de Gouarec (Côtes-d'Armor) mise en parallèle avec le vitrail de saint Gorgon à Plovan.

Vitraux de saint Gilles (Jili en breton), à Gouarec, et de saint Gorgon, à Plovan


Dans des teintes différentes (bleues à Gouarec, vertes à Plovan), on retrouve les mêmes hermines formées de losanges, les arabesques et les croix grecques.

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Au terme de cette présentation du travail de Job Guével à Plovan, de nombreuses questions restent à éclaircir : quels étaient les vitraux qui ont immédiatement précédé ceux-ci ? Dans quelles circonstances a-t-on décidé de les remplacer et de faire appel à ce jeune artiste...? Loin d'avoir épuisé le sujet, cet article est davantage un coup de projecteur sur un des petits trésors qu'abrite notre commune et une invitation à venir les découvrir par vous même. Quelle meilleure manière en effet, pour prolonger cette lecture, que de venir à présent voir ou revoir avec un œil averti les vitraux de notre église ou de toutes celles où le maître-verrier a laissé ses œuvres, tant les photos, aussi précises soient-elles, ont souvent du mal à restituer la beauté et le plaisir qu'on peut éprouver à les regarder en vrai.

Mathieu GLAZ


PS : merci aux anonymes qui, dans les différentes églises que j'ai pu visiter, se chargent pendant l'été d'ouvrir au public ces lieux chargés d'histoire. Merci aux employés communaux de Locunolé et de Tréméven pour m'avoir ouvert personnellement les portes de leurs églises. Merci enfin à Marie-Claude pour son aide dans la traduction du breton.

[Texte mis à jour en août 2016].

Sources et webographie

ADF, 1 R 1319, classe 1904, n° 505 (fiche matricule de Paul Gouriou) [cliquez ici].

Anonyme, « Portrait : Monseigneur Cogneau, ancien élève du Likès », publié le 28 octobre 2012 [cliquez ici].

BATHANY-LE GOFF Marielle, « O comme ordination », publié le 17 juin 2016 [cliquez ici].

BERTHELOM Gérard, « Comme dans les années 1955-1985 (suite) » [cliquez ici].

POT Yves, « Quelques précisions autour du maître-verrier Job Guével » [cliquez ici].

Idem, « Liste des communes où Job Guével a travaillé » [cliquez ici].

samedi 14 mars 2015

Souvenirs de familles d'instituteurs de Plovan

En 2013 et 2014, l'Association du Patrimoine de Plovan a diffusé deux recueils de souvenirs liés à l'histoire de la commune. Le premier, Souvenirs d'enfance, a été écrit par Jean-Yves Marchand, petit-fils de Corentin Le Berre, instituteur à Plovan entre 1890 et 1903. Le second, Souvenirs des enfants Goraguer, rassemble deux textes écrits par Georges et Gabrielle Goraguer, fils et bru de Jean Goraguer, directeur d'école à Plovan entre 1901 et 1917. Déjà consultables en version papier dans quelques bibliothèques, ils le sont désormais également sur internet !
 

Exemplaires des deux recueils réalisés par l'Association du Patrimoine

 
En 2013, dans un texte d'une vingtaine de pages largement illustrée, Jean-Yves Marchand retraçait l'histoire de son aïeul Corentin Le Berre, natif de Plovan et instituteur sur la commune pendant 13 ans, entre 1890 et 1903. Il y racontait aussi sa propre enfance dans les années 1930 et 1940, entre Plovan et Gourin.
 
Ce travail nous a amené à nous replonger dans un autre recueil, plus ancien. A la fin des années 1970, Georges Goraguer, né à Plovan en 1908, mettait à profit une période de repos pour coucher sur le papier les souvenirs de son enfance. Sa belle-sœur suivit son exemple en écrivant les souvenirs de son mari, Léon Goraguer. Les deux textes, réunis pour la première fois, forment un récit à la fois amusant et instructif d'une soixantaine de pages auxquelles on a cru bon d'ajouter une postface expliquant qui étaient ces auteurs et à quoi ressemblaient le Plovan et l'école que connut cette famille au début du XXe siècle.
 
Le site de la mairie de Plovan héberge très aimablement ces documents. Pour y accéder, il vous suffit de cliquer ci-dessous sur le titre qui vous intéresse.
 
Bonne lecture !

mardi 3 février 2015

De Plovan à la Mayenne : la "success story" des Drézen

De nombreuses communes bigoudènes peuvent s'enorgueillir de leurs dynasties d'entrepreneurs : les Hénaff à Pouldreuzic, les Larzul à Plonéour-Lanvern, qui ont célébré au cours des dernières années leur siècle d'existence, les Furic au Guilvinec... Commune résolument tournée vers l'agriculture, Plovan n'a pas connu pareille aventure économique sur son sol bien qu'il ait vu naître, en 1872, Sébastien Raphalen, fondateur de l'usine du même nom, active à Plonéour-Lanvern entre 1926 et 1990. Un autre enfant de Plovan, moins connu, a lui aussi réussi à développer une activité industrielle remarquable : Pierre-Marie Drézen, dont nous vous proposons de découvrir ici le parcours.

I – Une enfance plovanaise


Alphonse Maudet Pierre Marie Drézen, que tout le monde appelait Pierre-Marie, est né le 14 juillet 1909 à Kergoë en Plovan. Il est le fils de Maudet Drézen, 42 ans, et de Marie-Corentine Hascoët, 35 ans, couple de cultivateurs originaire de Tréogat arrivé à Plovan entre 1901 et 1906. La famille s'est installée dans une petite ferme à Kergoë (ou Prat Kergoë), à l'ouest du bourg sur le chemin de la mer. Outre les parents, elle comprend déjà 3 filles : Maria, Marie-Jeanne et Catherine, alors âgées de 13, 10 et 9 ans, nées à Tréogat et à Saint-Jean-Trolimon.

Maudet Drézen (2 mars 1867, Tréogat – 3 novembre 1950, Plovan) et Marie Corentine Hascoët (4 janvier 1875, Tréogat – 26 novembre 1929, Plovan), mariés en 1894, parents de :
  • Maria Drézen (30 août 1895, Tréogat – 15 janvier 1976, Pouldreuzic), mariée à Jean-Marie Kerouédan en 1919 à Plovan.
  • Marie Jeanne Drézen (1er octobre 1898, Plogastel-Saint-Germain – ?), mariée à Jérôme Le Pape en 1923 à Plovan.
  • Catherine Drézen (2 octobre 1900, Saint-Jean-Trolimon – 23 août 1915, Plovan).
  • Pierre-Marie Drézen (14 juillet 1909, Plovan – 3 janvier 1983, Angers), marié à Léontine Loussouarn en 1934 à Plovan.

Cette partie de la commune, beaucoup moins bâtie qu'elle ne l'est de nos jours, n'en est pas forcément moins peuplée ni dynamique. Dans le recensement de 1906, le quartier que les Plovanais appellent depuis longtemps déjà la Cannebière, c'est-à-dire la terre où on cultive du chanvre (cannabis en latin), compte huit foyers : des cultivateurs avec les ménages Corre, Boennec, Goyat, Pape, Le Pape et Kerallan, des menuisiers avec la famille Raphalen et des forgerons avec la famille Faou. Le même document indique plusieurs familles de cultivateurs à Prat Boloc'h (Goanec et Lautridou), à Ru-Vein (Lappart et Madec) et à Crémuny (Thomas, Guichaoua et Keravec). C'est dans ce milieu que grandit Pierre-Marie Drézen.
Non loin de là, l'étang de Kergalan offre un cadre de jeux apprécié des enfants des alentours, pour la pêche comme pour les baignades. Mais le 23 août 1915, le jeu se mue en drame lorsque le petit André Tanguy, 7 ans, de Crémuni, décide de se baigner dans un lavoir à proximité de l'étang. Quelques instants plus tard, une des sœurs aînées de Pierre-Marie, Catherine Drézen, 14 ans, occupée à étendre du linge sur les galets pour le faire sécher, entend des cris poussés par le petit garçon. Se précipitant à son secours, elle tombe à son tour dans l'eau et périt noyée. Malgré leurs efforts, les adultes accourus sur place à la nouvelle de cette double noyade (le garde de l'étang Noël Boissel, le cultivateur Corentin Raphalen, les institutrices Pauline Jouin et Gabrielle Guennec, le douanier Dumonstier) ne parviennent pas à les réanimer. L'histoire est rapportée en différentes versions dans les journaux de l'époque et dans le recueil de souvenirs de Georges Goraguer. Selon l'une d'elle, Pierre-Marie Drézen, âgé seulement de 6 ans, aurait assisté à toute la scène et serait allé prévenir ses parents qui seraient arrivés malheureusement trop tard pour sauver les deux enfants.

II – Un parcours novateur

Quelques semaines plus tard, le jeune Pierre-Marie fait sans doute sa première rentrée à l'école publique des garçons de Plovan. Il la fréquente vraisemblablement entre 1915 et 1922, peut-être au-delà (les registres d'appels prouvent au moins sa présence entre 1916 et 1919). Au cours de ces années, l'école publique est successivement dirigée par Jean Goraguer (jusqu'en 1917), Joseph Douguet (entre 1918 et 1921) et Jean Kernaflen (entre 1921 et 1924). Faisant preuve d'excellentes aptitudes, on imagine qu'il est repéré par ses instituteurs qui l'engagent à poursuivre ses études.
Le hasard fait que, lorsqu'il achève ses études primaires, une toute nouvelle école est sur le point d'ouvrir ses portes aux fils de paysans : l'école d'agriculture de Bréhoulou, à Fouesnant. Elle est née d'un legs d'une valeur estimée à 650 000 francs, somme considérable à cette époque, décidé en 1917 par Alfred Buzaré (1843-1919), riche propriétaire fouesnantais en faveur du conseil général du Finistère. Le donataire consent à ce geste à l'unique condition que le conseil général fasse édifier une « ferme-école d'agriculture » à Bréhoulou, domaine compris dans le legs. Les travaux commencent en 1923, une fois réglés les problèmes juridiques nés de la contestation du frère cadet du légataire, peu enclin à se voir privé de ce qu'il considère être son héritage. L'école de Bréhoulou accueille ses premiers élèves fin 1924. Certainement soutenu par ses parents et ses instituteurs, Pierre-Marie Drézen fait partie des tous premiers élèves à entrer dans le nouvel établissement scolaire, à une époque où la formation professionnelle reste rarissime dans les familles paysannes. Le conseil municipal de Plovan lui manifeste ses encouragements en votant à son attention deux subventions de quelques centaines de francs en novembre 1925 et en juin 1926. Le jeune Drézen obtient son examen de sortie en août 1926, à 17 ans, neuvième d'une promotion de 17 élèves.
Devenu fromager, Pierre-Marie Drézen, toujours domicilié chez son père, fréquente puis épouse une jeune plovanaise de trois ans sa cadette, habitant à Kergurun, une ferme proche de Prat Kergoë. Le 21 janvier 1934, Léontine Yvonne Marie Loussouarn et Alphonse Maudet Pierre Marie Drézen se marient à la mairie de Plovan. La noce a lieu chez Goanec au bourg, comme l'atteste la photo ci-dessous.

Photographie de mariage de Pierre-Marie Drézen et de Léontine Loussouarn, en 1934


Léontine Loussouarn, sa jeune épouse, est née le 29 septembre 1912 à Kergurun, une des grandes fermes que compte alors Plovan. Elle lui apporte une dot de 35 000 francs. Pour ses noces, elle porte le costume de mariée conçu en 1931 pour sa belle-sœur, Marie-Jeanne Le Bec (en haut à gauche de la photographie, devant son mari Pierre Loussouarn « fils »), composé d'un gilet de velours noir brodé de motifs floraux et d'un tablier blanc lui aussi brodé. Derrière elle, on voit ses parents : Pierre Loussouarn, 61 ans, la main droite glissé dans sa veste, et Marie-Anne Le Brun, petite femme de 56 ans, dont la coiffure et le costume sobres contrastent avec ceux des autres invitées.
 
 
 
III – L'implantation en Mayenne

L'établissement dont il prend la tête a déjà deux décennies d'existence : il a été fondé en 1912 par Albert Le Masne de Brons (1848-1930), industriel du fromage établi à Nantes, qui a acheté le « château » du Bois Belleray sur la commune de Martigné-sur-Mayenne pour y fonder une fromagerie. En 1931, un an après la mort du fondateur, l'entreprise est vendue à « Deswarte et Cie » puis, en 1933, à René Duchemin de Vaubernier (1868-1955), entrepreneur originaire de Laval, qui a laissé son nom à l'entreprise. C'est ce-dernier qui fait appel à Pierre-Marie Drézen.
D'employé, celui-ci passe bientôt à associé puis, au fil du temps, devient propriétaire majoritaire de l'entreprise. En 1937, la fromagerie devient une société anonyme (SA). Elle change encore de statut en 1957 pour devenir la SAS Vaubernier. Jean Drézen (né en 1934) succède à son père et poursuit le développement de l'entreprise. Conservant la présidence du directoire de la société, il cède la direction de la PME à sa femme Claire qui l'a elle-même depuis laissée à leur fille Catherine (née en 1971). Troisième génération de Drézen à la tête de la fromagerie, elle dirige toujours l'entreprise actuellement.

C. Drézen posant à côté d'une ancienne baratte en 2012 lors du centenaire de la fromagerie


Avec ses 112 salariés et ses 47 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2013, la société « Vaubernier – Fromagerie du Bois Belleray » est une très belle réussite. Travaillant en relation étroite avec environ 300 exploitations laitières des alentours, l'entreprise collecte 90 millions de litres de lait annuellement avec lesquels elle fabrique 20 millions de produits (camemberts, bries, coulommiers, beurre...).

Vue aérienne de la fromagerie Vaubernier, à Martigné-sur-Mayenne



La qualité de ces-derniers et une stratégie commerciale efficace ont permis une diffusion beaucoup plus large au cours des dernières années. Un million de camemberts sont vendus chaque mois ! On peut désormais acheter le camembert « Bons Mayennais », le produit-phare de la fromagerie, dans de nombreuses grandes surfaces du Nord et de l'Ouest de la France.


Camembert "Bons Mayennais", le produit le plus fameux de la fromagerie Vaubernier



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Pierre-Marie et Léontine Drézen, le couple à l'origine de cette histoire, sont restés fidèles à leurs origines plovanaises et ont conservé malgré la distance des liens forts avec leur famille restée au pays. Disparus respectivement en 1983 et 2012, ils ont su transmettre cet attachement à leurs descendants qui, huit décennies plus tard, continuent à garder des attaches à Plovan !


Mathieu GLAZ



Pierre-Marie Drézen et Léontine Loussouarn en mariés, en 1934


Sources et webographie


Archives de la famille Loussouarn de Kergurun.


Archives municipales de Plovan (registre des délibérations 1925-1935).



Archives de la classe-patrimoine de Plovan (registres d'appels 1916 à 1919).



QUARTIER Thibault, « La si discrète patronne d'un camembert centenaire... », Ouest-France du 18 avril 2012.

dimanche 5 octobre 2014

Conférence de Maurice Lucas : la vie politique dans le Pays bigouden sous la IIIe République

L'Association du Patrimoine vous propose d'assister, comme l'an passé avec la projection du film de René Caron sur les prisonniers de la Deuxième Guerre mondiale, à une conférence de Maurice Lucas sur la vie politique à Plovan et plus largement dans le Pays bigouden au début de la IIIe République (1870-1914). Elle aura lieu dimanche 26 octobre 2014, à 16 h., salle polyvalente de Plovan.
 
Affiche de la conférence de Maurice Lucas
 
Maurice LUCAS est un professeur d'histoire et un historien spécialiste de la vie politique sous la IIIe République (1870-1940). Auteur d'un mémoire de maîtrise en 1975 sur les Luttes politiques et sociales à Douarnenez, 1890-1925, il poursuit ses recherches en doctorat, élargissant son champ d'investigations initial à l'ensemble du sud-ouest du département. Sa thèse, intitulée L'évolution politique de la Cornouaille Maritime sous la IIIe République, est soutenue à Brest en 1982. Aujourd'hui chercheur associé au CRBC, il est l'auteur de plusieurs ouvrages et articles où il s'est entre autre penché sur la personnalité de Georges Le Bail, maire de Plozévet et parlementaire finistérien incontournable de cette période pour les Bigoudens. Signalons son dernier ouvrage : Les socialistes dans le Finistère (1905-2005) paru en 2005 à l'occasion du centenaire du Parti socialiste.
 
Maurice Lucas, notre conférencier
 
La conférence qu'il nous propose portera sur la vie politique dans le Pays bigouden, notamment à Plovan, au début de la IIIe République (1870-1914) : « Le Pays bigouden n'est pas un isolat à l'écart des grands mouvements politiques qui traversent le pays entre 1870 et 1914. La construction et l'établissement de la République y rencontrent des soutiens et des oppositions passionnés qui s'incarnent dans des personnages emblématiques dans lesquels se reconnaissent les fidélités et les répulsions qui s'expriment au moment essentiel et privilégié des élections ».

mardi 2 septembre 2014

Henri Bossec, un copiste plovanais du XIVe siècle

Un manuscrit en latin de la fin du XIVe siècle, les Postilles sur les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, écrit par le théologien et exégète français Nicolas de Lyre quelques décennies auparavant, nous apprend l'existence d'un copiste nommé Henri Bossec, natif de Tréfranc en Plovan. Tentons d'en savoir plus sur ce personnage et sur son parcours.

 
Un lettré sorti de l'oubli

Vivant dans la seconde moitié du XIVe siècle, Henri Bossec semble avoir rapidement sombré dans un oubli complet dont il ne sort que durant le premier quart du XXe siècle. C'est à cette époque qu'Antoine Thomas (1857-1935), membre de l'Institut, redécouvre son existence.
 


Antoine THOMAS (1857-1935)

En 1922, dans le 66e volume des Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, cet historien de la littérature et philologue réputé indique avoir relevé – via notamment le catalogue de manuscrits dressé par Charles Kohler – 3 phrases nommant un même personnage dans les manuscrits 35 et 36 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, exemplaire des Postilles sur les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament du théologien franciscain Nicolas de Lyre. Il les transcrit et en donne les traductions suivantes :
  • « H. Bossec, diocessi Cornubie natus uillula uocata Tresfranc » (Paris, Sainte-Geneviève, 35, f. 337) traduit en « H. Bossec, né au village appelé Tresfranc au diocèse de Cornouaille »
  • « Henri Bossec ascruiuas aman » (Paris, Sainte-Geneviève, 36, f. 261 v) traduit en « Henri Bossec a écrit ici »
  • « Henri Bossec alauar mar car doe ma ambezo auantur mat ha quarzr » (Paris, Sainte-Geneviève, 36, f. 299 v) traduit en « Henri Bossec dit : si Dieu veut, j'aurai aventure belle et bonne »
La première mention est en latin. Il s'agit d'un colophon c'est-à-dire de la note finale d'un manuscrit. Elle nous apprend le nom du copiste et son origine cornouaillaise. Les deux autres mentions sont des notes marginales en moyen breton qui nous indiquent son prénom et nous confirment qu'il est autant bretonnant que latiniste. Si la traduction de la note en latin ne pose pas de difficulté à cet éminent chartiste, il n'en est pas de même pour les 2 autres en moyen breton dont il a demandé la traduction à Joseph Vendryes, titulaire de la chaire de langues et littératures celtiques à l'EPHE. Antoine Thomas précise dans sa communication que, malgré ses efforts, le lieu-dit « Tresfranc » reste à identifier.
 
C'est ce que parvient à faire Joseph Loth (1847-1934), linguiste et historien versé lui aussi dans l'étude des langues celtiques, dans le courant de la même année. Il explique, lors d'une nouvelle séance de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres le 27 octobre 1922, avoir identifié « Tresfranc » comme le village de Tréfranc dans la commune Plovan, département du Finistère. Il appuie son propos sur les remarques de ses correspondants D. Bernard, érudit de Cléden-Cap-Sizun, Henri Waquet, archiviste départemental à Quimper, allant même jusqu'à solliciter le curé et l'instituteur de Plovan (c'est-à-dire à cette époque Jean-Marie Maréchal et Jean Kernaflen). Joseph Loth profite de l'espace qui lui est offert pour apporter quelques remarques sur les toponymes en tres-, trez- et treiz-. Il complète son propos en expliquant que Tresfranc ou Treffranc est le nom d'une famille et d'une seigneurie de Plovan des XIVe et XVe siècles et que Bossec ou Bozec signifierait « celui qui a une forte paume ».
 
Joseph LOTH (1847-1934)

Par la suite, il faut attendre les années 2000 pour voir le professeur Yves Le Berre et surtout Jean-Luc Deuffic s'intéresser à nouveau à ce personnage, permettant au travers de quelques articles sur lesquels nous allons revenir de mieux le connaître.


Un petit noble plovanais ?

Le fait qu'il soit en activité dans les années 1380 ou 1390 permet d'envisager la naissance de Henri Bossec au milieu du XIVe siècle, en pleine guerre de Succession de Bretagne. Si son nom (ou surnom ?) ne nous renseigne pas sur son milieu d'origine, sa naissance à Tréfranc et la carrière qu'il mène par la suite nous autorisent à penser qu'il est de noble extraction. Ce lieu de naissance, qu'il note « Treffranc », est en effet attesté comme manoir noble en 1426 à l'occasion de la réformation des fouages (Réformation des fouages de 1426, diocèse de Cornouaille, éd. Hervé Torchet, La Perenne, Paris, 2001, p. 84). À cette date, il appartient à Havoise Treffranc et est occupé par son métayer Yvon Gourmellon. La branche aînée des Treffranc se serait fondue vers 1435 dans la famille de Coetsquiriou en Quéméneven. Une branche cadette a subsisté à Landudec (manoir de Kerandraon) et Pouldreuzic (manoir de Kerguivit).

Même en admettant que Henri appartienne à la famille des seigneurs de Tréfranc, cela n'explique pas qu'on le retrouve comme copiste à Paris quelques décennies plus tard. La solution est peut-être à chercher du côté de l’Église. Si on suit Yves Le Berre, Henri Bossec serait un moine franciscain (Yves Le Berre, « La littérature moderne en langue bretonne ou les fruits oubliés d'un amour de truchement », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 159, 2001, p. 33). Ce serait alors via cet ordre religieux qu'il aurait pu suivre des études et gagner la capitale du royaume. L'établissement franciscain le plus proche de Plovan est celui de Quimper. Aujourd'hui disparu, il occupait l'espace désormais dévolu aux halles Saint-François. Christian Dutot, auteur d'un mémoire sur Le couvent des Cordeliers de Quimper (XIIIe-XIXe siècle), n'apporte pas de renseignements sur les membres du couvent au XIVe siècle faute de sources. Il rapporte néanmoins que, tout au long du Moyen Âge, le recrutement des frères semble s'effectuer largement au sein de la noblesse cornouaillaise. Ce pourrait donc être le cas de Henri. Mais l'affirmation d'Yves Le Berre n'est que pure supposition et il n'apporte aucune justification à son assertion. Il n'en demeure pas moins que, s'il est bien cordelier – ce qui reste à prouver – il est probable que Henri Bossec soit passé par le couvent de Quimper avant de partir pour Paris.

Une autre hypothèse est envisagée par l'historien Jean-Luc Deuffic. Écartant le point de vue d'Yves Le Berre faisant de notre copiste un franciscain, il n'exclut pas que Henri Bossec soit un laïc ou un simple clerc et qu'il ait suivi dans ses jeunes années l'enseignement d'un maître dans une école de campagne, à Plovan ou dans les alentours. Bien qu'on soit mal renseigné sur ces « petites écoles » rurales, elles semblent relativement nombreuses à cette époque du Moyen Âge. Il aurait pu par la suite intégrer une université, par exemple celle de Paris. En cette seconde moitié du XIVe siècle, il existe dans la cité royale plusieurs établissements universitaires destinés à héberger les étudiants bretons : le collège du Plessis (fondé en 1323), le collège de Tréguier (fondé en 1325 par Guillaume de Coetmohan), le collège de Léon (fondé vers 1325 par Eonnet de Kaerembert) et le collège de Cornouaille (fondé en 1317 par Galeran Nicolas). Peut-être notre futur copiste plovanais est-il passé par ce-dernier afin de suivre des études universitaires à la Sorbonne. Sachant que l'homme maîtrise parfaitement l'écriture et le latin à usage théologique, ce parcours hypothétique ne semble pas illogique. Faisant souche dans le milieu intellectuel parisien, il trouve à s'employer comme copiste dès les années 1380. C'est à partir de ce moment-là qu'on dispose de quelques certitudes sur son parcours.


Un copiste breton au travail

Dans un article d'avril 2010 publié sur son blog Le manuscrit médiéval, Jean-Luc Deuffic dresse un rapide inventaire de l’œuvre de Henri Bossec : outre les manuscrits 34, 35 et 36 conservés à la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, copie des Postilles de Nicolas de Lyre, il est également le copiste du manuscrit 318 de la Bibliothèque Mazarine, un exemplaire du Compendium de Pierre Auriol (Jean-Luc Deuffic, « Des armoiries et des livres : les manuscrits de Pierre Lorfèvre », blog Le manuscrit médiéval, 8 avril 2010).

Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 35 f. 281 v - 282

 
Les Postilles sur les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament sont le fruit d'un travail d'exégèse entamé par Nicolas de Lyre (v. 1270-1349) dans les années 1320-1330. Le théologien y développe des commentaires moraux sur la Bible. C'est sans doute l'appartenance de cet auteur à l'ordre de saint François qui a amené Yves Le Berre à qualifier également son copiste de franciscain.

Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 35, f. 1

Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 36, f. 24

Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 36, f. 279


Le Compendium sensus litteralis totius sacrae Scripturae (Compendium sur le sens littéral de toute l’Écriture sainte) est l'une des œuvres principales de Pierre Auriol (1280-1322), autre théologien français et franciscain, ayant fini sa vie comme archevêque d'Aix. Quelques années avant Nicolas de Lyre, il se livre lui aussi à des commentaires sur l’Écriture sainte (Benoît Patar, Dictionnaire des philosophes médiévaux, éditions Fides, Canada, 2006, p. 328-333). Ce manuscrit porte comme les Postilles un colophon indiquant l'identité du copiste : « Ex aromatibus mirre et thuris et universi pulveris pigmentarii. Henri Bosec » (Paris, Mazarine, 318, f. 137 ?). Outre le texte copié, ce document comporte comme beaucoup de ses semblables au Moyen Âge quelques dessins, sans doute de la main de Henri « Bosec ».

Bibliothèque Mazarine, ms. 318, f. 1 v

Bibliothèque Mazarine, ms. 318, f. 45 v

Bibliothèque Mazarine, ms. 318, f. 96 v

Jean-Luc Deuffic précise que Henri Bossec aurait effectué l'ensemble de ce travail pour Pierre Lorfèvre (1345- v. 1412/1416), notable originaire de Senlis, chancelier du duc Louis d'Orléans puis conseiller du roi Charles VI. Entre 1380 et 1395, notre copiste aurait ainsi travaillé avec le « maître du Policratique de Charles V », un célèbre enlumineur qui a collaboré avec plusieurs copistes bretons (Jean-Luc Deuffic, « Le ''Maître du Policratique de Charles V'' : un enlumineur breton ? », blog Le manuscrit médiéval, 8 avril 2009).
Comment travaillait-il au fait ? Plusieurs enluminures contemporaines nous montrent des copistes à l’œuvre. Celle reproduite ici nous fait voir le copiste assis devant une grande table inclinée sur laquelle repose le parchemin presque encore vierge, préalablement taillé et quadrillé. Muni d'un calame pour écrire et d'un couteau pour gratter les éventuelles erreurs, le copiste s'applique à reproduire l'ouvrage disposé devant lui, se permettant de temps en temps de placer en marge une glose ou un dessin.
Un copiste au travail, XIVe siècle

Le cas échéant, une fois son labeur achevé, il confie les parchemins à un enlumineur afin qu'il puisse y apposer des couleurs dans les espaces vides laissés à cet effet. Après avoir été reliés, les volumes peuvent alors rejoindre la bibliothèque de leur riche commanditaire.

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On ignore à ce jour le devenir du copiste Henri Bossec. S'il se confirme qu'il était bien moine mendiant, il a peut-être fini ses jours dans un couvent de la région parisienne au tournant des XIVe et XVe siècle. Il n'est pas impossible que des recherches futures nous apportent davantage de renseignements sur cet enfant méconnu de Plovan ! Son histoire permet d'ores-et-déjà de rappeler à la fois que le Moyen Âge n'est pas l'époque ténébreuse qu'on veut bien nous dépeindre souvent mais bien une période de savoir et d'art où le livre occupe une place majeure et que plusieurs Bretons (dont au moins un Plovanais) ont pris leur part dans ce mouvement.
 
Mathieu GLAZ

 
P. S. : un grand merci à Jean-Luc Deuffic pour sa relecture de ce texte et pour ses remarques fructueuses.


Sources et bibliographie

Paris, Bibliothèque Mazarine, manuscrit 318 : Compendium de Pierre Auriol.

Paris, Bibliothèque Saint-Geneviève, manuscrits 34-36 : Postilles de Nicolas de Lyre.

COUFFON René, « Le collège de Cornouaille à Paris », Bulletin de la société archéologique du Finistère, t. 67, 1940, p. 32-71.

DEUFFIC Jean-Luc, « Le ''Maître du Policratique de Charles V'' : un enlumineur breton ? », blog Le manuscrit médiéval, 8 avril 2009 [cliquez ici].

Idem, « Des armoiries et des livres : les manuscrits de Pierre Lorfèvre », blog Le manuscrit médiéval, 8 avril 2010 [cliquez ici].

DUTOT Christian, Le couvent des Cordeliers de Quimper (XIIIe-XIXe siècle), mémoire de maîtrise dirigé par Jean Kerhervé, UBO, Brest, 1988.

LE BERRE Yves, « La littérature moderne en langue bretonne ou les fruits oubliés d'un amour de truchement », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 159, 2001, p. 29-51 [cliquez ici].

LE GOFF Jacques, Les Intellectuels au Moyen Âge, éd. Seuil, 1957.

LOTH Joseph, « Le village natal du scribe Henri Bossec : les différents sens de tre- dans les noms propres composés bretons actuels (séance du 27 octobre 1922) », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. 66, n° 5, 1922, p. 409-411 [cliquez ici].
 
PATAR Benoît, Dictionnaire des philosophes médiévaux, éditions Fides, Canada, 2006, p. 328-333.

Réformation des fouages de 1426, diocèse de Cornouaille, éd. Hervé TORCHET, La Perenne, Paris, 2001.

ROUSE Richard H. et ROUSE Mary A., Manuscripts and their makers : commercial book producers in medieval Paris, 1200-1500, Londres, Harvey Miller, 2000, t. 2, p. 48.

THOMAS Antoine, « Note marginale en bas-breton sur un manuscrit de la bibliothèque Sainte-Geneviève (séance du 16 juin 1922) », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. 66, n° 3, 1922, p. 208-209 [cliquez ici].

lundi 4 août 2014

Conférence de Pierre Gouletquer : un monde minéral et vivant, une brèche dans le cordon de galets

L'Association du Patrimoine de Plovan vous invite à la conférence de Pierre Gouletquer "Un monde minéral et vivant ; une brèche dans le cordon de galets de Plovan-Tréogat". Jeudi 7 août 2014 à 20h30, salle polyvalente à Plovan. Entrée gratuite.


Le 2 janvier 2014, le « mur » de galets a cédé à Plovan sous la pression des étangs de Kergalan et de Trunvel en crue. Quelques jours plus tard, l'ampleur de la brèche était telle que les visiteurs désolés disaient qu'il faudrait plusieurs années avant que celle-ci se referme... si elle se refermait jamais. Ceux qui se souvenaient de l'époque où les riverains ouvraient volontairement le cordon de galets afin de vidanger l'étang étaient plus optimistes : la brèche se colmaterait lors des grandes marées à venir.
 
Les uns et les autres se trompaient. Les premiers par ignorance de l'effet des marées sur la dynamique de la plage, les seconds parce qu'ils ne pouvaient tenir compte des violentes dépressions et des abondantes précipitations qui allaient se succéder quatre mois durant et retarder le processus qui leur était familier. Du début janvier à la mi-avril la mer et la crue allaient brasser les sédiments, se contrariant sans cesse. L'une pour qu’ils reprennent leur place de « ligne de côte », l'autre pour se frayer un passage vers la plage.
 
Dans le contexte confus du réchauffement climatique et de la menace de surélévation du niveau des mers, cet événement n'a pas seulement ébranlé un supposé « rempart » naturel qui protègerait les palues de l'océan. En fournissant un exemple local qui semblait justifier les craintes, il a mis à mal l'image de stabilité qui nous rassure lorsque l'on retrouve chaque jour un paysage inchangé. Il a ébranlé notre imaginaire en nous projetant dans l'univers instable des légendes de villes englouties et des gwerz oubliées : certains imaginaient déjà que les bateaux pourraient bientôt remonter l’estuaire jusqu’aux ruines de Languidou.
 
Les observations que nous avons pu faire n'ont rien de scientifique. 113 visites sur le terrain de début janvier à fin avril, plus de 3000 photos complétées par celles prises par les visiteurs occasionnels ainsi que quelques courtes vidéos, les notes parfois approximatives, prolongées par les observations et les réflexions des uns et des autres ont permis de se convaincre que ce patrimoine n'est pas un « mur », une « digue » ou un « rempart », mais bien le dynamisme jamais en repos de ce que l'un des visiteurs a pu qualifier de « monde minéral mais vivant ».
 
Le moment est venu de rendre compte de ces observations et d'en dresser le bilan.
 
Pierre GOULETQUER

dimanche 6 juillet 2014

Conférence de Clément Nicolas : la flèche et le chef

Comme chaque année à la mi-juillet, l'Association du patrimoine de Plovan vous invite à venir assister à sa conférence estivale. Après le Togo et les idoles vaudous l'an passé, retour à la Préhistoire. L'archéologue Clément Nicolas se propose de nous présenter, à travers un symbole du pouvoir à l'âge du Bronze ancien : les flèches, la place des chefs dans l'organisation sociale de cette lointaine période. Rendez-vous le mardi 15 juillet à 20h30 à la Salle polyvalente (entrée : 3 euros).


Ci-dessous, une présentation de la conférence de M. Nicolas :

« Ces flèches en silex sont d’une perfection de forme et d’exécution inégalées. Loin d’être des armes communes pour la chasse et la guerre, elles semblent avoir constitué des objets de prestige strictement réservés aux chefs. Comment ces armatures ont-elles été produites ? Quelles étaient leurs fonctions ? Tels sont les deux questions auxquelles nous tenterons de répondre grâce à l’étude des stigmates de la taille du silex, l’expérimentation et l’analyse des usures laissées par leur utilisation. Les contextes exceptionnels de découverte nous permettront alors de retracer les multiples vies de ces objets.

L’âge du Bronze ancien en Basse-Bretagne (2150-1650 av. notre ère) est essentiellement connu par plus d’un millier de tombes recouvertes ou non d’un tumulus. Parmi ces sépultures, certaines se distinguent par la monumentalité de leur caveau et de leur tertre et un mobilier funéraire particulièrement abondant, dont la largesse n’a guère d’équivalent en Europe occidentale. Ces tombes peuvent livrer jusqu’à une dizaine de poignards en bronze et divers objets exotiques (en ambre balte notamment), témoins de la mainmise sur une métallurgie parfaitement maîtrisée ainsi que le contrôle de réseaux d’échanges à longue distance. Sans négliger l’attrait pour le métal, une technologie nouvelle et en plein essor, les élites armoricaines semblent avoir manifesté leur pouvoir dans la possession de pointes de flèches en silex.

Au travers des flèches, nous nous interrogerons enfin sur la place des chefs dans la société de l’âge du Bronze ancien. Quelles étaient les sources de leurs pouvoirs ? Comment ceux-ci géraient-ils leurs territoires ? Les découvertes anciennes et récentes nous suggèrent l’existence d’une société complexe, parfaitement organisée et dont la monumentalité funéraire n’est que la partie émergée d’une occupation particulièrement dense des territoires, eux-mêmes inscrits dans la géographie historique de la Basse-Bretagne.

Clément NICOLAS
Post-doctorant, UMR 8215 Trajectoires »