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mardi 2 septembre 2014

Henri Bossec, un copiste plovanais du XIVe siècle

Un manuscrit en latin de la fin du XIVe siècle, les Postilles sur les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, écrit par le théologien et exégète français Nicolas de Lyre quelques décennies auparavant, nous apprend l'existence d'un copiste nommé Henri Bossec, natif de Tréfranc en Plovan. Tentons d'en savoir plus sur ce personnage et sur son parcours.

 
Un lettré sorti de l'oubli

Vivant dans la seconde moitié du XIVe siècle, Henri Bossec semble avoir rapidement sombré dans un oubli complet dont il ne sort que durant le premier quart du XXe siècle. C'est à cette époque qu'Antoine Thomas (1857-1935), membre de l'Institut, redécouvre son existence.
 


Antoine THOMAS (1857-1935)

En 1922, dans le 66e volume des Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, cet historien de la littérature et philologue réputé indique avoir relevé – via notamment le catalogue de manuscrits dressé par Charles Kohler – 3 phrases nommant un même personnage dans les manuscrits 35 et 36 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, exemplaire des Postilles sur les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament du théologien franciscain Nicolas de Lyre. Il les transcrit et en donne les traductions suivantes :
  • « H. Bossec, diocessi Cornubie natus uillula uocata Tresfranc » (Paris, Sainte-Geneviève, 35, f. 337) traduit en « H. Bossec, né au village appelé Tresfranc au diocèse de Cornouaille »
  • « Henri Bossec ascruiuas aman » (Paris, Sainte-Geneviève, 36, f. 261 v) traduit en « Henri Bossec a écrit ici »
  • « Henri Bossec alauar mar car doe ma ambezo auantur mat ha quarzr » (Paris, Sainte-Geneviève, 36, f. 299 v) traduit en « Henri Bossec dit : si Dieu veut, j'aurai aventure belle et bonne »
La première mention est en latin. Il s'agit d'un colophon c'est-à-dire de la note finale d'un manuscrit. Elle nous apprend le nom du copiste et son origine cornouaillaise. Les deux autres mentions sont des notes marginales en moyen breton qui nous indiquent son prénom et nous confirment qu'il est autant bretonnant que latiniste. Si la traduction de la note en latin ne pose pas de difficulté à cet éminent chartiste, il n'en est pas de même pour les 2 autres en moyen breton dont il a demandé la traduction à Joseph Vendryes, titulaire de la chaire de langues et littératures celtiques à l'EPHE. Antoine Thomas précise dans sa communication que, malgré ses efforts, le lieu-dit « Tresfranc » reste à identifier.
 
C'est ce que parvient à faire Joseph Loth (1847-1934), linguiste et historien versé lui aussi dans l'étude des langues celtiques, dans le courant de la même année. Il explique, lors d'une nouvelle séance de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres le 27 octobre 1922, avoir identifié « Tresfranc » comme le village de Tréfranc dans la commune Plovan, département du Finistère. Il appuie son propos sur les remarques de ses correspondants D. Bernard, érudit de Cléden-Cap-Sizun, Henri Waquet, archiviste départemental à Quimper, allant même jusqu'à solliciter le curé et l'instituteur de Plovan (c'est-à-dire à cette époque Jean-Marie Maréchal et Jean Kernaflen). Joseph Loth profite de l'espace qui lui est offert pour apporter quelques remarques sur les toponymes en tres-, trez- et treiz-. Il complète son propos en expliquant que Tresfranc ou Treffranc est le nom d'une famille et d'une seigneurie de Plovan des XIVe et XVe siècles et que Bossec ou Bozec signifierait « celui qui a une forte paume ».
 
Joseph LOTH (1847-1934)

Par la suite, il faut attendre les années 2000 pour voir le professeur Yves Le Berre et surtout Jean-Luc Deuffic s'intéresser à nouveau à ce personnage, permettant au travers de quelques articles sur lesquels nous allons revenir de mieux le connaître.


Un petit noble plovanais ?

Le fait qu'il soit en activité dans les années 1380 ou 1390 permet d'envisager la naissance de Henri Bossec au milieu du XIVe siècle, en pleine guerre de Succession de Bretagne. Si son nom (ou surnom ?) ne nous renseigne pas sur son milieu d'origine, sa naissance à Tréfranc et la carrière qu'il mène par la suite nous autorisent à penser qu'il est de noble extraction. Ce lieu de naissance, qu'il note « Treffranc », est en effet attesté comme manoir noble en 1426 à l'occasion de la réformation des fouages (Réformation des fouages de 1426, diocèse de Cornouaille, éd. Hervé Torchet, La Perenne, Paris, 2001, p. 84). À cette date, il appartient à Havoise Treffranc et est occupé par son métayer Yvon Gourmellon. La branche aînée des Treffranc se serait fondue vers 1435 dans la famille de Coetsquiriou en Quéméneven. Une branche cadette a subsisté à Landudec (manoir de Kerandraon) et Pouldreuzic (manoir de Kerguivit).

Même en admettant que Henri appartienne à la famille des seigneurs de Tréfranc, cela n'explique pas qu'on le retrouve comme copiste à Paris quelques décennies plus tard. La solution est peut-être à chercher du côté de l’Église. Si on suit Yves Le Berre, Henri Bossec serait un moine franciscain (Yves Le Berre, « La littérature moderne en langue bretonne ou les fruits oubliés d'un amour de truchement », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 159, 2001, p. 33). Ce serait alors via cet ordre religieux qu'il aurait pu suivre des études et gagner la capitale du royaume. L'établissement franciscain le plus proche de Plovan est celui de Quimper. Aujourd'hui disparu, il occupait l'espace désormais dévolu aux halles Saint-François. Christian Dutot, auteur d'un mémoire sur Le couvent des Cordeliers de Quimper (XIIIe-XIXe siècle), n'apporte pas de renseignements sur les membres du couvent au XIVe siècle faute de sources. Il rapporte néanmoins que, tout au long du Moyen Âge, le recrutement des frères semble s'effectuer largement au sein de la noblesse cornouaillaise. Ce pourrait donc être le cas de Henri. Mais l'affirmation d'Yves Le Berre n'est que pure supposition et il n'apporte aucune justification à son assertion. Il n'en demeure pas moins que, s'il est bien cordelier – ce qui reste à prouver – il est probable que Henri Bossec soit passé par le couvent de Quimper avant de partir pour Paris.

Une autre hypothèse est envisagée par l'historien Jean-Luc Deuffic. Écartant le point de vue d'Yves Le Berre faisant de notre copiste un franciscain, il n'exclut pas que Henri Bossec soit un laïc ou un simple clerc et qu'il ait suivi dans ses jeunes années l'enseignement d'un maître dans une école de campagne, à Plovan ou dans les alentours. Bien qu'on soit mal renseigné sur ces « petites écoles » rurales, elles semblent relativement nombreuses à cette époque du Moyen Âge. Il aurait pu par la suite intégrer une université, par exemple celle de Paris. En cette seconde moitié du XIVe siècle, il existe dans la cité royale plusieurs établissements universitaires destinés à héberger les étudiants bretons : le collège du Plessis (fondé en 1323), le collège de Tréguier (fondé en 1325 par Guillaume de Coetmohan), le collège de Léon (fondé vers 1325 par Eonnet de Kaerembert) et le collège de Cornouaille (fondé en 1317 par Galeran Nicolas). Peut-être notre futur copiste plovanais est-il passé par ce-dernier afin de suivre des études universitaires à la Sorbonne. Sachant que l'homme maîtrise parfaitement l'écriture et le latin à usage théologique, ce parcours hypothétique ne semble pas illogique. Faisant souche dans le milieu intellectuel parisien, il trouve à s'employer comme copiste dès les années 1380. C'est à partir de ce moment-là qu'on dispose de quelques certitudes sur son parcours.


Un copiste breton au travail

Dans un article d'avril 2010 publié sur son blog Le manuscrit médiéval, Jean-Luc Deuffic dresse un rapide inventaire de l’œuvre de Henri Bossec : outre les manuscrits 34, 35 et 36 conservés à la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, copie des Postilles de Nicolas de Lyre, il est également le copiste du manuscrit 318 de la Bibliothèque Mazarine, un exemplaire du Compendium de Pierre Auriol (Jean-Luc Deuffic, « Des armoiries et des livres : les manuscrits de Pierre Lorfèvre », blog Le manuscrit médiéval, 8 avril 2010).

Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 35 f. 281 v - 282

 
Les Postilles sur les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament sont le fruit d'un travail d'exégèse entamé par Nicolas de Lyre (v. 1270-1349) dans les années 1320-1330. Le théologien y développe des commentaires moraux sur la Bible. C'est sans doute l'appartenance de cet auteur à l'ordre de saint François qui a amené Yves Le Berre à qualifier également son copiste de franciscain.

Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 35, f. 1

Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 36, f. 24

Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 36, f. 279


Le Compendium sensus litteralis totius sacrae Scripturae (Compendium sur le sens littéral de toute l’Écriture sainte) est l'une des œuvres principales de Pierre Auriol (1280-1322), autre théologien français et franciscain, ayant fini sa vie comme archevêque d'Aix. Quelques années avant Nicolas de Lyre, il se livre lui aussi à des commentaires sur l’Écriture sainte (Benoît Patar, Dictionnaire des philosophes médiévaux, éditions Fides, Canada, 2006, p. 328-333). Ce manuscrit porte comme les Postilles un colophon indiquant l'identité du copiste : « Ex aromatibus mirre et thuris et universi pulveris pigmentarii. Henri Bosec » (Paris, Mazarine, 318, f. 137 ?). Outre le texte copié, ce document comporte comme beaucoup de ses semblables au Moyen Âge quelques dessins, sans doute de la main de Henri « Bosec ».

Bibliothèque Mazarine, ms. 318, f. 1 v

Bibliothèque Mazarine, ms. 318, f. 45 v

Bibliothèque Mazarine, ms. 318, f. 96 v

Jean-Luc Deuffic précise que Henri Bossec aurait effectué l'ensemble de ce travail pour Pierre Lorfèvre (1345- v. 1412/1416), notable originaire de Senlis, chancelier du duc Louis d'Orléans puis conseiller du roi Charles VI. Entre 1380 et 1395, notre copiste aurait ainsi travaillé avec le « maître du Policratique de Charles V », un célèbre enlumineur qui a collaboré avec plusieurs copistes bretons (Jean-Luc Deuffic, « Le ''Maître du Policratique de Charles V'' : un enlumineur breton ? », blog Le manuscrit médiéval, 8 avril 2009).
Comment travaillait-il au fait ? Plusieurs enluminures contemporaines nous montrent des copistes à l’œuvre. Celle reproduite ici nous fait voir le copiste assis devant une grande table inclinée sur laquelle repose le parchemin presque encore vierge, préalablement taillé et quadrillé. Muni d'un calame pour écrire et d'un couteau pour gratter les éventuelles erreurs, le copiste s'applique à reproduire l'ouvrage disposé devant lui, se permettant de temps en temps de placer en marge une glose ou un dessin.
Un copiste au travail, XIVe siècle

Le cas échéant, une fois son labeur achevé, il confie les parchemins à un enlumineur afin qu'il puisse y apposer des couleurs dans les espaces vides laissés à cet effet. Après avoir été reliés, les volumes peuvent alors rejoindre la bibliothèque de leur riche commanditaire.

*
*    *
On ignore à ce jour le devenir du copiste Henri Bossec. S'il se confirme qu'il était bien moine mendiant, il a peut-être fini ses jours dans un couvent de la région parisienne au tournant des XIVe et XVe siècle. Il n'est pas impossible que des recherches futures nous apportent davantage de renseignements sur cet enfant méconnu de Plovan ! Son histoire permet d'ores-et-déjà de rappeler à la fois que le Moyen Âge n'est pas l'époque ténébreuse qu'on veut bien nous dépeindre souvent mais bien une période de savoir et d'art où le livre occupe une place majeure et que plusieurs Bretons (dont au moins un Plovanais) ont pris leur part dans ce mouvement.
 
Mathieu GLAZ

 
P. S. : un grand merci à Jean-Luc Deuffic pour sa relecture de ce texte et pour ses remarques fructueuses.


Sources et bibliographie

Paris, Bibliothèque Mazarine, manuscrit 318 : Compendium de Pierre Auriol.

Paris, Bibliothèque Saint-Geneviève, manuscrits 34-36 : Postilles de Nicolas de Lyre.

COUFFON René, « Le collège de Cornouaille à Paris », Bulletin de la société archéologique du Finistère, t. 67, 1940, p. 32-71.

DEUFFIC Jean-Luc, « Le ''Maître du Policratique de Charles V'' : un enlumineur breton ? », blog Le manuscrit médiéval, 8 avril 2009 [cliquez ici].

Idem, « Des armoiries et des livres : les manuscrits de Pierre Lorfèvre », blog Le manuscrit médiéval, 8 avril 2010 [cliquez ici].

DUTOT Christian, Le couvent des Cordeliers de Quimper (XIIIe-XIXe siècle), mémoire de maîtrise dirigé par Jean Kerhervé, UBO, Brest, 1988.

LE BERRE Yves, « La littérature moderne en langue bretonne ou les fruits oubliés d'un amour de truchement », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 159, 2001, p. 29-51 [cliquez ici].

LE GOFF Jacques, Les Intellectuels au Moyen Âge, éd. Seuil, 1957.

LOTH Joseph, « Le village natal du scribe Henri Bossec : les différents sens de tre- dans les noms propres composés bretons actuels (séance du 27 octobre 1922) », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. 66, n° 5, 1922, p. 409-411 [cliquez ici].
 
PATAR Benoît, Dictionnaire des philosophes médiévaux, éditions Fides, Canada, 2006, p. 328-333.

Réformation des fouages de 1426, diocèse de Cornouaille, éd. Hervé TORCHET, La Perenne, Paris, 2001.

ROUSE Richard H. et ROUSE Mary A., Manuscripts and their makers : commercial book producers in medieval Paris, 1200-1500, Londres, Harvey Miller, 2000, t. 2, p. 48.

THOMAS Antoine, « Note marginale en bas-breton sur un manuscrit de la bibliothèque Sainte-Geneviève (séance du 16 juin 1922) », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. 66, n° 3, 1922, p. 208-209 [cliquez ici].

jeudi 10 avril 2014

L'énigmatique trésor de Kervoalen

À l'occasion de leur séance du 26 février 1903, certains membres de la vénérable Société archéologique du Finistère découvrent une série de « coupes » en argent présentée par leur président, Paul du Châtellier. Ces trois objets ont été exhumés quelques semaines plus tôt par un paysan plovanais alors qu'il travaillait dans son champ à Kervoalen. Retour sur cette curieuse histoire...

Au premier étage du Musée breton à Quimper, dans l'espace consacré à l'orfèvrerie, on peut observer une série d'objets en argent au centre desquels se trouve une coupe acquise en 1993 par le département du Finistère et dont la note explicative apprend aux visiteurs qu'elle a été découverte à Plovan au début du  XXe siècle. Revenons tout d'abord sur cet événement.

Vitrine des pièces d'orfèvrerie en argent (Musée départemental breton, Quimper)


I. La découverte

La scène se déroule le lundi 19 janvier 1903. Un certain Le Glaz s'active muni de sa bêche sur une parcelle à l'est de sa ferme, à Kervoalen. C'est alors qu'il brise un vase en argile enfoui sous terre duquel il dégage trois coupes apodes (c'est-à-dire sans pied) en argent, initialement enveloppées d'un morceau de toile dont il ne subsiste que quelques fragments. Après avoir sans doute sondé les alentours pour vérifier qu'il n'y avait pas d'autres caches similaires, il fait part de sa trouvaille à ses proches. La nouvelle se répand dans la commune et parvient probablement jusqu'aux oreilles d'un membre du clergé qui avertit alors le chanoine Jean-Marie Abgrall, membre actif de la Société archéologique du Finistère (SAF). C'est ce-dernier qui prévient le savant Paul du Châtellier, de Pont-l'Abbé, qui se rend sur place et acquiert les trois coupes.


Les 3 fermes de Kervoalen en 1828 (extrait de la section E 1 de l'ancien cadastre de Plovan)

Qui sont ces différents personnages ? Le découvreur (ou l'inventeur, au sens archéologique du terme) est peut-être Michel (Le) Glaz (1819-1904) ou son fils Henri (1850-1917), cultivateurs à Kervoalen (et accessoirement mes quadrisaïeul et trisaïeul !). Michel Le Glaz et Catherine Le Pemp sont venus s'installer dans cette ferme dès les années 1860. Nous ignorons cependant s'ils vivent à Kervoalen izella, Kervoalen creis ou Kervoalen huella (voir le plan ci-dessus).


Le chanoine Jean-Marie Abgrall (1846-1926)

Jean-Marie Abgrall (1846-1926), l'informateur, est un prêtre d'origine léonarde, membre du chapitre cathédral, professeur d'archéologie au Grand séminaire de Quimper et, comme on l'a dit, membre éminent de la SAF. Ses nombreux articles témoignent de son intérêt pour l'architecture religieuse du diocèse ; il s'est lui même essayé à l'architecture en dressant les plans de plusieurs églises et chapelles du département (on lui doit en particulier les églises de Plogastel-Saint-Germain et de Landudec).


Autoportrait de Paul du Châtellier (1833-1911)



Quant à Paul Maufras du Châtellier (1833-1911), l'acquéreur, il est l'un de nos plus importants archéologues et préhistoriens finistériens. Il préside la SAF entre 1897 et 1911. Il connaît déjà Plovan pour y avoir mené des fouilles, seul ou en compagnie de son père Armand, à Renongar et au Crugou dans les années 1870. Son manoir de Kernuz en Pont-l'Abbé abrite une importante collection entamée par son père et qu'il a amplement complétée ; elle a été acquise en 1924 par le Musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye.



II. Les objets et leur usage

Après avoir présenté ces acquisitions en février 1903, Paul du Châtellier mène quelques recherches complémentaires et publie ses conclusions en 1905 à la fois dans le bulletin de la SAF et dans le bulletin monumental (voir la bibliographie en fin d'article).


Coupe n° 2 (Musée départemental breton, Quimper)


Il énonce par le menu les dimensions des 3 coupes (voir le tableau ci-dessous) et décrit leur décor intérieur : toutes trois sont ornées de six ou sept cupules et de rosaces dorées plus ou moins élaborées. 



Coupe n° 1
Coupe n° 2
Coupe n° 3
Diamètre
21,5 cm
21 cm
18,8 cm
Profondeur
4,5 cm
4,2 cm
4,1 cm
Épaisseur du bord
0,3 cm
0,25 cm
0,2 cm
Poids
222,8 gr
201,8 gr
149,4 gr
Inscription
Effacée par le fourbissage des inventeurs
Y : A U : T R : E D : O U : K/ D
Y : A : AUTREDOU : K/DRELEC

Du Châtellier donne en particulier une description précise de la coupe n° 2 exposée de nos jours au musée de Quimper : « C'est certainement celle des trois dont la décoration intérieure est la plus élégante. Le fond, repoussé vers l'intérieur, présente intérieurement une convexité sur laquelle on remarque six cupules de 0 m. 028 de diamètre. Dans chacune des cupules est un groupe de trois boutons de même diamètre, enfin, le centre de la coupe est orné d'une élégante rosace au milieu de laquelle est un bouton conique de 0 m. 008 de diamètre, doré, ainsi que la rosace. »

Décor intérieur de la coupe n° 2 (Musée départemental breton, Quimper)


La question de leur usage a donné lieu à plusieurs interprétations. Du Châtellier avance l'hypothèse d'objets appartenant au mobilier d'une riche maison, donnés (peut-être par testament) au trésor d'une église ou d'une chapelle et qui auraient dès lors eu un usage liturgique. Il choisit, sans qu'on sache trop pourquoi, de les attribuer au trésor de la chapelle Notre-Dame-de-Penhors. Il écarte l'idée d'une pièce d'ornementation, d'un plat à quêter mais retient celles d'un hanap (récipient pour boire) ou d'un plat pour déposer un linge ou faire des ablutions. Il cite également les renseignements du chanoine Paul Peyron et de l'archiviste départemental Henri Bourde de la Rogerie qui voient respectivement dans ces objets des coupes d'appoint pour distribuer les hosties quand les fidèles arrivent nombreux à l'office ou encore une coupe de vin pour l'eucharistie. L'absence de signe religieux sur les coupes rend pourtant difficilement admissible leur lecture comme des objets liés au culte catholique.


Photographies des coupes n° 2 (en haut et en bas à droite) et n° 3 (en bas à gauche) illustrant l'article de Paul du Châtellier


Pour l'historien Léon Germain de Maidy, qui publie la même année dans le Bulletin monumental un article en réaction à celui de Paul du Châtellier, ces objets n'ont pas été employé pour la communion. Selon lui, il n'y a pas de place au doute : ce sont des drageoirs. Il s'appuie dans sa démonstration sur une étude de pièces a priori similaires ayant appartenu à Charles le Téméraire, duc de Bourgogne dans la seconde moitié du XVe siècle. À sa cour, ces drageoirs servaient à recevoir des « épices », c'est-à-dire des dragées, des confitures ou des sucreries. L'auteur conclut en annonçant clairement qu' « on peut les dénommer drageoirs ou assiettes à épices pour les jeûnes ecclésiastiques et l'attente de la communion ». C'est intéressant mais est-il possible de comparer le mode de vie du duc Charles, l'un des hommes les plus puissants d'Europe, et de son entourage avec celui du propriétaire de nos 3 coupes, tout au plus un petit notable bas-breton qui lui serait contemporain ou légèrement postérieur ? Il faut admettre que non.


De toutes ces propositions plus ou moins confuses, laquelle faut-il retenir ? Une solution éclairante est venue des travaux du père Yves-Pascal Castel sur l'orfèvrerie bretonne. Ce savant place les coupes n° 2 et n° 3 dans la famille des « pièces d'orfèvrerie civile gothique destinées à la boisson appelées coupes, hanaps ou tasses, sans pied ». Il précise également à propos de la coupe n° 2 que cette œuvre revêt une grande importance pour l'histoire de l'orfèvrerie : « Elle témoigne de la diffusion en Cornouaille de ce modèle gothique de coupe à boire assez rarement conservé en France, et se présente à la fois comme l'une des plus anciennes pièces connues d'orfèvrerie civile de Bretagne et comme la première aux poinçons de Quimper ».


Coupe n° 2 (Musée départemental breton, Quimper)



III. L'histoire des coupes


Maintenant que nous savons que nos coupes en argent servaient à boire, essayons de retracer leur histoire en déterminant qui les a fabriquées et quels étaient leurs premiers propriétaires.
La note explicative du musée de Quimper indique, d'après des poinçons qui avaient échappé à Du Châtellier, que la coupe n° 2 est l'œuvre du maître-orfèvre François Moéam : « poinçons de maître (F et M couronnés), de jurande (hermine passante surmontant un K gothique) ».


Détail de la coupe n° 2 avec les poinçons (Musée départemental breton, Quimper)


Les poinçons de maître sont ces marques laissées par l'artisan afin d'indiquer que c'est dans son atelier que la pièce a été produite. Le poinçon de jurande précise à quel corps de métier juré appartient l'orfèvre, en l’occurrence à la communauté des orfèvres de Quimper dont le symbole est alors une hermine passante tenant un K (pour Kemper).


Poinçons de maître François Moéam : les initiales F M couronnées


Cet artiste quimpérois n'est pas un complet inconnu. Les historiens de l'art lui attribuent différentes pièces d'orfèvrerie religieuse composées dans le premier quart du XVIe siècle : les calices et les patènes en argent de Clohars-Fouesnant, de Kergloff, remanié au XIXe siècle, de Briec ou encore de Plouzané.

Calice en argent de Clohars-Fouesnant


En décembre 1514 et avril 1515 (n. s.), François Moéam est mentionné dans un compte de la fabrique de la cathédrale de Quimper pour avoir blanchi les lampes et les encensoirs et pour avoir réparé la croix d'argent de l'église. Plusieurs de ses homonymes s'illustrent dans la vie publique de la cité épiscopale tout au long du XVIe siècle.



Calice en argent doré de Kergloff


Concernant la coupe n° 3, actuellement conservée au Musée Dobrée à Nantes, elle se rapproche par sa forme et son décor de celle de François Moéam bien qu'elle soit plus petite. Elle ne porte qu'un poinçon de maître : les initiales T et S (ou S et T) entrelacées. Il s'agit selon toute vraisemblance là aussi d'un maître quimpérois, contemporain du précédent.

Décor intérieur de la coupe n° 3 (Musée Dobrée, Nantes)


Quant à la coupe n° 1, nous ne sommes pas parvenus à la retrouver. Plusieurs ateliers d'orfèvres de Quimper se situaient dans la rue des Cordonniers et non loin du couvent Saint-François (actuellement rue Kéréon et halles municipales). Certains auteurs signalent aussi une rue des Fèvres, actuelle rue du Chapeau Rouge. C'est sans doute dans l'un ou l'autre de ces ateliers que nos coupes furent réalisées et acquises par leurs premiers propriétaires.

S'agissant de ces-derniers, les inscriptions figurant au revers d'au moins 2 des 3 coupes découvertes à Plovan indiquent, comme il est précisé dans le tableau ci-dessus, qu'elles ont appartenu à un moment donné à un dénommé « Y. A. Autredou » originaire de ou vivant à « Kerdrelec ». Du Châtellier les attribue un peu rapidement à un Yves Lautrédou, meunier au moulin de Kerdelec en Pouldreuzic. Son interprétation repose sur de maigres indices : il précise que Lautrédou est un « nom de famille existant encore dans la commune de Pouldreuzic et en Lababan [...] Sur de vieux registres de Lababan, commune pendant la Révolution, on voit figurer le nom de Lautrédou comme maire ». Or le nom de famille Lautrédou, issu d'un diminutif du prénom Autret, se retrouve couramment dans le secteur de Plovan, et pas seulement à Lababan ou à Pouldreuzic. Par ailleurs, une autre lecture de l'inscription donnerait Yan (c'est-à-dire Jean) Autrédou au lieu d'Yves.
De même, le nom de lieu Kerdelec, qui serait la forme moderne du « Kerdrelec » inscrit sur la coupe n° 3, se rencontre certes à Pouldreuzic mais aussi à Saint-Evarzec ou à Rédéné. On trouve même un Kerdellec à Lanvénégen... Selon Albert Deshayes, les anciennes graphies du Kerdelec de Pouldreuzic, siège d'un manoir, étaient « Kerardelec » (1410), « Kerardellec » (1542) ou « Kerade-lec » (1679), en aucun cas Kerdrelec. Faute de recherches plus approfondies, il nous semble imprudent d'affirmer de façon ferme et définitive, comme a pu le faire Paul du Châtellier et quelques auteurs après lui, que le propriétaire des coupes était un meunier pouldreuzicois, même si cette hypothèse reste plausible. 
N'oublions pas par ailleurs qu'il y a aussi un Kerdrézec en Plovan, à proximité immédiate de Kervoalen... Est-il possible que le L gothique ait été confondu avec un S, ce qui donnerait Kerdresec au lieu de Kerdrelec ? Toujours selon Albert Deshayes, les anciennes graphies de Kerdrézec donnent « Kerdrezec » (1514) et « Ker-dreseuc » (1546). Aucun spécialiste n'ayant à ce jour avancé cette lecture, je me garderai de privilégier cette hypothèse séduisante au risque d'être accusé de vouloir rattacher ces coupes à Plovan au détriment de Pouldreuzic ! Des recherches complémentaires s'imposent pour tenter d'éclaircir ce point litigieux.

Ces considérations ne répondent pas de toute manière à la question qui nous paraît la plus intrigante : par quel concours de circonstances ces coupes en argent du début du XVIe siècle se sont-elles retrouvées cachées dans un champ à Kervoalen ? 
Le soin qu'on a mis à les enfouir (recouvertes d'une toile et placées l'une dans l'autre dans un vase en terre cuite) et le relatif bon état de conservation des objets tendraient à penser que l'opération n'a pas été menée dans la précipitation. Vu l'état de décomposition de la toile, l'enfouissement des coupes remonte bien en amont de leur découverte. Le fait que Monsieur Glaz les trouve par hasard au cours de l'hiver 1903 dans sa parcelle nous apprend enfin, rappelons-le au risque de faire une lapalissade, que celui ou ceux qui les ont dissimulées ne sont jamais venus les récupérer ! 
Ces éléments factuels posés, on n'est pas beaucoup plus avancé... L'hypothèse d'une cache de voleur(s) venu(s) mettre un butin à l'abri ne nous paraît pas résister à l'épreuve des faits. Nous opterions plutôt pour celle d'un propriétaire soucieux de protéger son bien de convoitises hostiles, bien que ça n'explique pas pourquoi il ne serait pas venu les reprendre. Entre les années 1500 et les années 1900, quels événements à Plovan ou dans les environs pourraient justifier que quelqu'un désire cacher ainsi cette précieuse vaisselle ? On pense immédiatement au noble-brigand La Fontenelle et à sa bande qui, à l'extrême fin du XVIe siècle durant les guerres de la Ligue, ravagent le pays de Douarnenez à Penmarc'h. On pense aussi aux troubles engendrés par la Révolution française, par exemple aux malheurs du recteur Riou de Lababan. Mais peut-être ne faut-il pas à tout prix chercher à rattacher l'histoire de nos coupes à tel ou tel épisode marquant de l'histoire locale et simplement y voir un geste individuel déconnecté de tout contexte historique.


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Au moment de conclure, le mystère entourant ces objets reste épais et chacun peut laisser son esprit échafauder sa propre théorie sans qu'on puisse lui asséner telle ou telle vérité historique. C'est peut-être ce qui rend l'histoire de ces trois coupes de Plovan si frustrante pour l'historien mais aussi si plaisante pour l'imagination ! C'est en tous cas une bonne occasion pour aller découvrir ou redécouvrir par vous-même ces coupes à Quimper et à Nantes et en profiter pour flâner à travers les riches collections de ces deux musées bretons.


Mathieu GLAZ



Bibliographie

Paul du CHÂTELLIER et Antoine FAVÉ, « Procès-verbal de la séance du 26 février 1903 », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 30, 1903, p. VII-VIII. [cliquez ici]

Paul du CHÂTELLIER, « Trois vases en argent découverts à Plovan (Finistère) », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 32, 1905, p. 164-168 + planche. [cliquez ici]


Paul du CHÂTELLIER, « Trois coupes en argent découvertes à Plovan (Finistère) », Bulletin monumental de la Société française d'archéologie, t. 69, 1905, p. 41-46 + planche (texte quasi identique à l'article précédent) [cliquez ici]

Léon GERMAIN de MAIDY, « La destination primitive des "coupes" de Plovan », Bulletin monumental de la Société française d'archéologie, t. 69, 1905, p. 233-238. [cliquez ici]


Yves-Pascal CASTEL, Tanguy DANIEL, Georges-Michel THOMAS, Artistes en Bretagne. Dictionnaires des artistes, artisans et ingénieurs en Cornouaille et en Léon sous l'Ancien régime, Quimper, SAF, 1987, p. 263-264.

Yves-Pascal CASTEL, Denise DUFIEF-MORIEZ, Jean-Jacques RIOULT, Dictionnaire des poinçons de l'orfèvrerie française : les orfèvres de basse Bretagne, Inventaire général, SPADEM, 1994, p. 159, 250-254, 261.

Albert DESHAYES, Dictionnaire topographique du Finistère, Spézet, Coop Breizh, 2003.

mardi 4 mars 2014

Un éclairage sur les origines de Plovan

À l'heure où l'on parle de réduire "le mille-feuille administratif" français en fusionnant ou en supprimant communes, départements et régions, il nous a semblé intéressant de rappeler les origines de notre modeste portion du territoire national. Comme beaucoup de communes des environs, Plovan est une création révolutionnaire que l'on doit aux députés de la Constituante au tournant des années 1789 et 1790. Mais bien avant de devenir une commune, ce territoire fut une paroisse dont les origines nous plongent en plein Moyen Âge.


Avant d'aborder le cœur de notre propos, il n'est peut-être pas inutile de rappeler de quoi nous parlons : Plovan est aujourd'hui une commune d'un peu plus de 15 km2  bordée par la baie d'Audierne à l'ouest, par Pouldreuzic et Plogastel-Saint-Germain au nord, par Peumerit à l'est et par Tréogat au sud. Jusqu'au début du XIXe siècle, s'ajoutait à cette liste la commune de Lababan, rattachée à Pouldreuzic en 1827 (si elles n'étaient pas à proprement parler limitrophes, les communes de Lababan et de Plovan n'étaient séparées que par une mince bande de terre de quelques centaines de mètres de largeur reliant le bourg de Pouldreuzic à Penhors). Tous ces découpages reproduisent la structure ecclésiastique en vigueur dans le diocèse de Quimper jusqu'à la Révolution française. La carte des paroisses d'Ancien régime donne un bon aperçu de ce qui fut pendant plusieurs siècles l'environnement immédiat de Plovan.


Extrait de la carte de Cassini (1815)

Il faut certainement faire remonter cette organisation de l'espace au Moyen Âge central, c'est-à-dire aux XIe-XIIIe siècles. Pour Jean Gaudemet, les paroisses rurales d'alors se définissent comme le cadre de la vie chrétienne d'une société de fidèles qui se rassemble autour d'une église et d'un curé. L'étude de l'architecture des églises de PlovanPouldreuzicLababanTréogat ou Peumerit permet de dater leurs parties les plus anciennes des XIIIe-XIVe siècles, voire du XIIe siècle. La présence de ces bâtiments suppose pour lors l'existence de communautés organisées ayant besoin d'un lieu de culte et en même temps capables de financer de telles constructions.

Qu'en est-il avant cette période ? L'analyse devient plus délicate. Faute d'éléments matériels, il faut s'appuyer sur la toponymie pour essayer de comprendre ce qui se joue au haut Moyen Âge (Ve-XIe siècles). Une des premières questions à se poser est bien sûr celle de la signification de ces noms de paroisses. L'historien Bernard Tanguy a expliqué dans son Dictionnaire des noms de communes, trèves et paroisses du Finistère (éd. Chasse-Marée – Ar Men, 1990), à partir de leurs anciennes graphies, le sens qu'il faudrait donner à ces toponymes. Nous reprenons dans le tableau ci-dessous le fruit de ses recherches en y apportant quelques compléments sur les chapelles :


Noms actuels
Graphies anciennes
Compositions
Saints patrons actuels
Plovan
Ploezven (1325), Ploezguan (vers 1330), Ploeozvan (1368, 1468, 1535)
-ploe (paroisse primitive)
-le second élément semble être un hagionyme, mais il reste obscur : Ozvan ? Boduuan ?
Gorgon, martyr romain du IVe siècle
Chapelle de Languidou
Languido
-lann (établissement monastique)
-le second élément est un hagionyme : Quidou, Quideau. Il s'agirait du saint breton Citaw
Aucun (édifice en ruine)
Tréogat
Trefvozgat (1348)
Treozgat (1389)
Trevosgat (1405)
-treb (lieu habité et cultivé)
-le second élément est un hagionyme : Bozcat
Boscat, ou Budcat, saint breton méconnu
Chapelle Saint-Mellon
Saint-Melon (1815)
Saint-Velen (1826)
-l'hagionyme Mellon renvoie au premier évêque de Rouen, présumé originaire de Cardiff au Pays de Galles
Aucun (édifice disparu)
Peumerit
Pumurit (946-952), Pomerit (1284)
-du latin pomaretum, pommeraie, toponyme gallo-romain
Annouarn, saint breton inconnu
Pouldreuzic
Ploedrozic (1247), Ploedrosic (vers 1330), Ploedrezic (1365)
-ploe (paroisse primitive)
-le second élément, associé au diminutif -ic, reste obscur : tros (tyrannique, mauvais) ? traus (brave, obstiné) ?
Faron, évêque de Meaux au VIIe siècle
Fiacre, saint irlandais
Lababan
Lambabon (vers 1330)
Lanbaban (1368)

-lann (établissement monastique)
-le second élément est un hagionyme : Paban, autre nom de saint Tugdual
Paban, diminutif formé sur Pabu, autre nom de Tugdual, saint breton du Ve siècle
Chapelle du Loch / Saint Guénolé
?
-loch, plan d'eau ? ou lok, lieu de culte sur la sépulture d'un saint ?
-Guénolé est un saint breton de la fin du Ve et du début du VIe siècle
Aucun (édifice disparu)
Plogastel
Plebs Castelli in Kemenet (1223)
Ploegastel (vers 1330)
-ploe (paroisse primitive)
-castel, château

Pierre, apôtre
Chapelle Saint-Germain
?
-Saint-Germain, bourg trévial au sud-est de Plogastel
Germain, évêque d'Auxerre dans la première moitié du Ve siècle

Plovan apparaît, à l'image de Pouldreuzic, de Plogastel, de Plozévet ou de Plonéour, comme une « paroisse primitive », en breton ploue. Bernard Tanguy explique que la ploue a été « mise en place par les prêtres et moines bretons, à qui elle est, dans un peu plus de 75 % des cas, redevable de son nom […] elle n'existe pas d'abord comme circonscription mais comme communauté chrétienne se déterminant par rapport au pasteur autour de qui elle s'est constituée et cristallisée […] On conçoit dès lors que leurs éponymes soient souvent inconnus, voire inattestés par ailleurs […] Aucun de ces fondateurs de ploue ne bénéficie en tant que tel d'une Vie circonstanciée […] Aussi n'est-il pas surprenant que le culte de ces saints fondateurs ait connu une profonde récession : ils ne sont plus honorés comme patrons que dans moins d'une ploue sur cinq. Dans près de 60 % des cas, les bénéficiaires ont été des saints romains » (op. cit., p. 20). On constate en effet, si on se reporte au tableau ci-dessus, que dans les cas de Plovan comme de Pouldreuzic, on a perdu le sens du nom initialement associé à ploue et on constate qu'un saint catholique romain y est désormais honoré comme patron.
Les écrits de Jean-Christophe Cassard, autre éminent historien ayant consacré plusieurs d'études aux saints bretons, dénotent un peu de la présentation de Bernard Tanguy. Pour Cassard, « les éponymes des plous sont parfois des religieux connus, mais le plus souvent il s'agit de personnages par ailleurs inconnus, auxquels seule la tradition locale accole le qualificatif de ''saint'' (au vrai, s'agissait-il d'ailleurs de prêtres ou de chefs laïcs ?) […] L'influence du vocabulaire chrétien sur ces dénominations ne paraît pas forcément prépondérante et elle demeure toujours difficilement contrôlable, ce qui tendrait à faire du plou une entité plus laïque et ''populaire'' que religieuse à ses débuts » (J.-C. Cassard, La Bretagne des premiers siècles, éd. Jean-Paul Gisserot, 1997, p. 59).
Afin d'arbitrer ces deux points de vue (celui de Tanguy qui s'inscrit dans la suite de René Largillière en faveur d'une origine religieuse des ploue et celui de Cassard qui s'inscrit plutôt dans la tradition d'Arthur de La Borderie en faveur de leur origine civile), il n'est pas inutile de citer longuement un troisième avis et non des moindres, celui de l'historien Bernard Merdrignac : « On invoque souvent [...] l'exemple des toponymes en plou- (du latin ecclésiastique, pleb[em] : "le peuple des fidèles") qui n'ont pas d'équivalent dans le reste du pays. En effet, dans plus des trois quarts des cas, ces noms de lieux, spécifiques à la Bretagne, font entrer dans leur composition un anthroponyme considéré comme celui du "saint" (l'ecclésiastique qui desservait la ploue) dont les ouailles auraient ainsi tenu à honorer la mémoire [...] Ces vastes paroisses baptismales primitives, aux limites géographiques bien déterminées, se sont sans doute constituées du Ve siècle à la fin du VIIe siècle [...] et on connaît surtout leur fonctionnement par un document exceptionnel du IXe siècle, le cartulaire de Redon. Il convient donc de se méfier des risques d'anachronismes : la ploue de l'époque carolingienne n'a pas forcément beaucoup de points communs avec celle de l'Antiquité tardive ! [...] comme l'a souligné Gildas Bernier, une comparaison s'impose avec les pievi (dont le nom dérive aussi de pleb[es], ces paroisses baptismales qui se rencontrent en Corse et en Italie du Nord, dans des zones rurales marquées par la faiblesse de l'urbanisation et hors de portée de l'autorité épiscopale. [...] Confronté à la résurgence du paganisme consécutive à l'établissement de communautés barbares, le pouvoir impérial aurait concédé à celles-ci une certaine autonomie tout en renforçant leur encadrement par le clergé local. Ce parallèle permet sans doute de dépasser le faux débat sur l'origine civile ou religieuse des ploue bretonnes [...] En clair, au milieu du Ve siècle, alors que le pouvoir établi n'était pas en mesure de se priver de l'appoint des troupes bretonnes [...] la Loi des Romains entendrait reprendre celles-ci en main par l'intermédiaire de leurs propres chefs, mais sous le contrôle renforcé du clergé du cru. Mais les ploue n'ont pas tardé à prendre la fonction religieuse qui a été la leur pendant des siècles » (P.-R. Giot, P. Guigon et B. Merdrignac, Les premiers Bretons d'Armorique, PUR, 2003, p. 88-89). En d'autres termes, nos ploue pourraient être à l'origine non pas des communautés chrétiennes mais des groupes claniques soumis à l'autorité de chefs qui leur donneraient leurs noms et dont le caractère religieux n'apparaîtrait qu'a posteriori.

D'autres toponymes nous renvoient quant à eux de façon certaine aux racines du christianisme à Plovan. Bernard Tanguy, évoquant à présent les lann, explique que « le monachisme a marqué […] d'une empreinte profonde les chrétientés celtiques. Entre le Ve et le VIIIe siècle, nombre de moines et d'ermites pratiquèrent la peregrinatio pro Deo : quittant leurs monastères insulaires, bretons et, dans une moindre mesure, irlandais, beaucoup vinrent s'établir dans les îles ou les solitudes agrestes et sylvestres de la péninsule armoricaine, y multipliant les ermitages et les monastères, mais aussi les lieux de cultes » (B. Tanguy, op. cit., p. 22). Chez nous et aux alentours, on en trouve le souvenir à travers les noms de Languidou, Lababan, Lanvern ou Landudec.

D'où vient que ces personnages aient été ou soient encore considérés comme des saints ? Bernard Merdrignac explique que « dans l’Église primitive, tous les baptisés étaient considérés comme ''saints'' parce qu'ils avaient été consacrés par le Christ. Au Ve siècle, pour les auteurs chrétiens […] les ''saints'' désignent généralement, à titre honorifique, les moines ou le clergé, à moins qu'ils n'aient gravement démérité » (B. Merdrignac, Les Vies de saints bretons durant le haut Moyen Âge, éd. Ouest-France, 1993, p. 9-10). Il ne faut donc pas être gêné par l'usage de ce terme qui, une fois replacé dans son contexte d'origine, apparaît tout à fait logique.

À partir de ces éléments, on peut se risquer à établir le scénario suivant : entre le Ve et le VIIe siècle de notre ère, une communauté (ploue) originaire de Bretagne insulaire s'installe à l'emplacement actuel des territoires de Plovan, Tréogat et Peumerit. Elle est formée autour d'un personnage dont le nom approximatif serait Ozvan ou Boduuan. Il s'agirait du chef du groupe et/ou de son guide spirituel. Après sa mort, la communauté continue à prospérer et s'organise sur un « grand Plovan » dont les limites se précisent pour devenir une paroisse, limitrophe au nord de Pouldreuzic (qui intègre alors Lababan) et Plogastel (dont dépend Landudec) et au sud de la grande paroisse de Plonéour (qui englobe Tréguennec, Lanvern, une partie de Saint-Jean-Trolimon et peut-être Tréméoc). Elle se distingue des autres communautés voisines par l'utilisation d'un lieu de culte qui lui est propre, où sont délivrés les sacrements, sans doute à l'emplacement de l'actuelle église de Plovan. Au cours de ces mêmes siècles, sans qu'on connaisse leur ordre d'arrivée, d'autres personnages marquants s'établissent sur ce territoire : un moine-ermite appelé Quidou, à l'emplacement de l'actuelle chapelle de Languidou (« ermitage de Quidou »), et Boscat, au niveau du bourg de Tréogat (« village de Boscat »). Peut-être faut-il y ajouter Kodelig, un autre ermite à l'historicité discutable, dont le souvenir est aujourd'hui associé à un site mégalithique.
On voit mal Mellon, premier évêque de Rouen qui serait pourtant d'origine galloise, patron d'une chapelle disparue à Tréogat (elle se situait entre les lieux-dits Lesvéguen et Rohou), entrer dans ce schéma. Peut-être a-t-il remplacé un autre religieux oublié ?


Chapelle Saint-Vélen ou Saint-Mellon (extrait de la section A2 de l'ancien cadastre de Tréogat)

Quant à Annouarn, personnage auquel est dédiée l'église de Peumerit, son identification reste incertaine (peut-être une altération d'Alouarn, hagionyme signalé à Guengat et au Pays de Galles par Bernard Tanguy).
Comme on l'a expliqué, ces personnages sont qualifiés et parfois honorés comme des « saints » par la tradition locale par confusion entre le sens premier du mot au temps de l'émigration bretonne (religieux, ecclésiastique) avec le sens nouveau que lui a donné par la suite l’Église (quelqu'un qui a mené une vie exemplaire, a pratiqué les vertus évangéliques et a été canonisé). Certains de ces personnages font toujours l'objet d'un culte (Boscat à Tréogat) mais la plupart ont été oublié ou assimilé à des saints catholiques romains (Guy pour Quidou, peut-être Gorgon pour Osmane, sainte irlandaise dont le nom s'approche d'Ozvan).
À l'issue de cette période de fondation, la « paroisse primitive » est démembrée : les quartiers de Tréogat et de Peumerit deviennent sans doute des paroisses autonomes dès les « siècles post-carolingiens », c'est-à-dire aux Xe-XIe siècles. Jean-Christophe Cassard explique ce mouvement par « la croissance de la population et sa prise de conscience des distances exagérées la séparant du centre cultuel » (op. cit., p. 58). Languidou ne connaît pas la même évolution et reste attaché à Plovan.
Il faut enfin souligner que l'environnement de Plovan est marqué par l'influence de saints beaucoup plus illustres, à commencer par saint Tugdual, reconnu à tort ou à raison comme premier évêque de Tréguier et comme l'un des 7 saints fondateurs de la Bretagne. On trouve trace de son culte à Loctudy, siège d'un monastère dont il serait à l'origine, à l'Île-Tudy (trève de Combrit), à Landudec et à Lababan. Saint Brieuc était honoré à Plonivel tandis que saint Budoc l'était à Beuzec-Cap-Caval. 


Chapelle du Loc ou Saint-Guénolé (extrait de la section B1 de l'ancien cadastre de Pouldreuzic)

L'existence d'un prieuré de l'abbaye de Landévennec à Lanvern et d'une chapelle Saint-Guénolé à Lababan (à l'est du lieu-dit Lesvily) témoigne quant à elle de l'influence des moines sinon du culte de saint Guénolé à proximité de Plovan. On peut se surprendre à imaginer que les pasteurs des premiers Plovanais agissaient dans l'entourage ou dans la filiation spirituelle de ces grands saints bretons.

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Avant de conclure, cédons une dernière fois la parole à Bernard Tanguy dont les travaux incontournables nous ont tant aidé à préparer ce texte : « Des départements bretons, le Finistère est, sans conteste, celui où l'empreinte religieuse bretonne ancienne est la plus forte. Elle témoigne, à quelque 1400 ans de distance, de l’œuvre accomplie par ces prêtres et moines venus d'outre-Manche que la ferveur populaire a reconnu comme « saints » et qui, à travers les générations, ont continué nombreux d'être vénérés comme tels. Souvent obscurs, leur souvenir s'est parfois effacé ou réduit à un simple toponyme » (op. cit., p. 30). Si on pouvait retracer l'histoire du territoire de Plovan sur le temps long comme on peut le faire parfois en archéologie, sous la fine couche communale (1790 à nos jours) on trouverait une couche bien plus épaisse correspondant à la paroisse de la seconde partie du Moyen Âge à la fin de l'Ancien régime (XIIe-XVIIIe siècles), couvrant elle-même une strate remontant à la paroisse bretonne primitive (VIe-XIe siècles), sous laquelle on verrait enfin apparaître les traces d'une communauté d'immigrés bretons originaire d'outre-Manche. Et si on creusait encore, avant que Plovan ne devienne Plovan, que trouverait-on ? Qui vivait là à la fin de l'Antiquité et comment appelait-on ce territoire ? Mystère ! L'analogie s'arrête malheureusement là, l'état actuel de nos connaissances ne permettant pas d'en savoir davantage.


Mathieu GLAZ