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mardi 2 septembre 2014

Henri Bossec, un copiste plovanais du XIVe siècle

Un manuscrit en latin de la fin du XIVe siècle, les Postilles sur les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, écrit par le théologien et exégète français Nicolas de Lyre quelques décennies auparavant, nous apprend l'existence d'un copiste nommé Henri Bossec, natif de Tréfranc en Plovan. Tentons d'en savoir plus sur ce personnage et sur son parcours.

 
Un lettré sorti de l'oubli

Vivant dans la seconde moitié du XIVe siècle, Henri Bossec semble avoir rapidement sombré dans un oubli complet dont il ne sort que durant le premier quart du XXe siècle. C'est à cette époque qu'Antoine Thomas (1857-1935), membre de l'Institut, redécouvre son existence.
 


Antoine THOMAS (1857-1935)

En 1922, dans le 66e volume des Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, cet historien de la littérature et philologue réputé indique avoir relevé – via notamment le catalogue de manuscrits dressé par Charles Kohler – 3 phrases nommant un même personnage dans les manuscrits 35 et 36 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, exemplaire des Postilles sur les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament du théologien franciscain Nicolas de Lyre. Il les transcrit et en donne les traductions suivantes :
  • « H. Bossec, diocessi Cornubie natus uillula uocata Tresfranc » (Paris, Sainte-Geneviève, 35, f. 337) traduit en « H. Bossec, né au village appelé Tresfranc au diocèse de Cornouaille »
  • « Henri Bossec ascruiuas aman » (Paris, Sainte-Geneviève, 36, f. 261 v) traduit en « Henri Bossec a écrit ici »
  • « Henri Bossec alauar mar car doe ma ambezo auantur mat ha quarzr » (Paris, Sainte-Geneviève, 36, f. 299 v) traduit en « Henri Bossec dit : si Dieu veut, j'aurai aventure belle et bonne »
La première mention est en latin. Il s'agit d'un colophon c'est-à-dire de la note finale d'un manuscrit. Elle nous apprend le nom du copiste et son origine cornouaillaise. Les deux autres mentions sont des notes marginales en moyen breton qui nous indiquent son prénom et nous confirment qu'il est autant bretonnant que latiniste. Si la traduction de la note en latin ne pose pas de difficulté à cet éminent chartiste, il n'en est pas de même pour les 2 autres en moyen breton dont il a demandé la traduction à Joseph Vendryes, titulaire de la chaire de langues et littératures celtiques à l'EPHE. Antoine Thomas précise dans sa communication que, malgré ses efforts, le lieu-dit « Tresfranc » reste à identifier.
 
C'est ce que parvient à faire Joseph Loth (1847-1934), linguiste et historien versé lui aussi dans l'étude des langues celtiques, dans le courant de la même année. Il explique, lors d'une nouvelle séance de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres le 27 octobre 1922, avoir identifié « Tresfranc » comme le village de Tréfranc dans la commune Plovan, département du Finistère. Il appuie son propos sur les remarques de ses correspondants D. Bernard, érudit de Cléden-Cap-Sizun, Henri Waquet, archiviste départemental à Quimper, allant même jusqu'à solliciter le curé et l'instituteur de Plovan (c'est-à-dire à cette époque Jean-Marie Maréchal et Jean Kernaflen). Joseph Loth profite de l'espace qui lui est offert pour apporter quelques remarques sur les toponymes en tres-, trez- et treiz-. Il complète son propos en expliquant que Tresfranc ou Treffranc est le nom d'une famille et d'une seigneurie de Plovan des XIVe et XVe siècles et que Bossec ou Bozec signifierait « celui qui a une forte paume ».
 
Joseph LOTH (1847-1934)

Par la suite, il faut attendre les années 2000 pour voir le professeur Yves Le Berre et surtout Jean-Luc Deuffic s'intéresser à nouveau à ce personnage, permettant au travers de quelques articles sur lesquels nous allons revenir de mieux le connaître.


Un petit noble plovanais ?

Le fait qu'il soit en activité dans les années 1380 ou 1390 permet d'envisager la naissance de Henri Bossec au milieu du XIVe siècle, en pleine guerre de Succession de Bretagne. Si son nom (ou surnom ?) ne nous renseigne pas sur son milieu d'origine, sa naissance à Tréfranc et la carrière qu'il mène par la suite nous autorisent à penser qu'il est de noble extraction. Ce lieu de naissance, qu'il note « Treffranc », est en effet attesté comme manoir noble en 1426 à l'occasion de la réformation des fouages (Réformation des fouages de 1426, diocèse de Cornouaille, éd. Hervé Torchet, La Perenne, Paris, 2001, p. 84). À cette date, il appartient à Havoise Treffranc et est occupé par son métayer Yvon Gourmellon. La branche aînée des Treffranc se serait fondue vers 1435 dans la famille de Coetsquiriou en Quéméneven. Une branche cadette a subsisté à Landudec (manoir de Kerandraon) et Pouldreuzic (manoir de Kerguivit).

Même en admettant que Henri appartienne à la famille des seigneurs de Tréfranc, cela n'explique pas qu'on le retrouve comme copiste à Paris quelques décennies plus tard. La solution est peut-être à chercher du côté de l’Église. Si on suit Yves Le Berre, Henri Bossec serait un moine franciscain (Yves Le Berre, « La littérature moderne en langue bretonne ou les fruits oubliés d'un amour de truchement », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 159, 2001, p. 33). Ce serait alors via cet ordre religieux qu'il aurait pu suivre des études et gagner la capitale du royaume. L'établissement franciscain le plus proche de Plovan est celui de Quimper. Aujourd'hui disparu, il occupait l'espace désormais dévolu aux halles Saint-François. Christian Dutot, auteur d'un mémoire sur Le couvent des Cordeliers de Quimper (XIIIe-XIXe siècle), n'apporte pas de renseignements sur les membres du couvent au XIVe siècle faute de sources. Il rapporte néanmoins que, tout au long du Moyen Âge, le recrutement des frères semble s'effectuer largement au sein de la noblesse cornouaillaise. Ce pourrait donc être le cas de Henri. Mais l'affirmation d'Yves Le Berre n'est que pure supposition et il n'apporte aucune justification à son assertion. Il n'en demeure pas moins que, s'il est bien cordelier – ce qui reste à prouver – il est probable que Henri Bossec soit passé par le couvent de Quimper avant de partir pour Paris.

Une autre hypothèse est envisagée par l'historien Jean-Luc Deuffic. Écartant le point de vue d'Yves Le Berre faisant de notre copiste un franciscain, il n'exclut pas que Henri Bossec soit un laïc ou un simple clerc et qu'il ait suivi dans ses jeunes années l'enseignement d'un maître dans une école de campagne, à Plovan ou dans les alentours. Bien qu'on soit mal renseigné sur ces « petites écoles » rurales, elles semblent relativement nombreuses à cette époque du Moyen Âge. Il aurait pu par la suite intégrer une université, par exemple celle de Paris. En cette seconde moitié du XIVe siècle, il existe dans la cité royale plusieurs établissements universitaires destinés à héberger les étudiants bretons : le collège du Plessis (fondé en 1323), le collège de Tréguier (fondé en 1325 par Guillaume de Coetmohan), le collège de Léon (fondé vers 1325 par Eonnet de Kaerembert) et le collège de Cornouaille (fondé en 1317 par Galeran Nicolas). Peut-être notre futur copiste plovanais est-il passé par ce-dernier afin de suivre des études universitaires à la Sorbonne. Sachant que l'homme maîtrise parfaitement l'écriture et le latin à usage théologique, ce parcours hypothétique ne semble pas illogique. Faisant souche dans le milieu intellectuel parisien, il trouve à s'employer comme copiste dès les années 1380. C'est à partir de ce moment-là qu'on dispose de quelques certitudes sur son parcours.


Un copiste breton au travail

Dans un article d'avril 2010 publié sur son blog Le manuscrit médiéval, Jean-Luc Deuffic dresse un rapide inventaire de l’œuvre de Henri Bossec : outre les manuscrits 34, 35 et 36 conservés à la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, copie des Postilles de Nicolas de Lyre, il est également le copiste du manuscrit 318 de la Bibliothèque Mazarine, un exemplaire du Compendium de Pierre Auriol (Jean-Luc Deuffic, « Des armoiries et des livres : les manuscrits de Pierre Lorfèvre », blog Le manuscrit médiéval, 8 avril 2010).

Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 35 f. 281 v - 282

 
Les Postilles sur les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament sont le fruit d'un travail d'exégèse entamé par Nicolas de Lyre (v. 1270-1349) dans les années 1320-1330. Le théologien y développe des commentaires moraux sur la Bible. C'est sans doute l'appartenance de cet auteur à l'ordre de saint François qui a amené Yves Le Berre à qualifier également son copiste de franciscain.

Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 35, f. 1

Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 36, f. 24

Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 36, f. 279


Le Compendium sensus litteralis totius sacrae Scripturae (Compendium sur le sens littéral de toute l’Écriture sainte) est l'une des œuvres principales de Pierre Auriol (1280-1322), autre théologien français et franciscain, ayant fini sa vie comme archevêque d'Aix. Quelques années avant Nicolas de Lyre, il se livre lui aussi à des commentaires sur l’Écriture sainte (Benoît Patar, Dictionnaire des philosophes médiévaux, éditions Fides, Canada, 2006, p. 328-333). Ce manuscrit porte comme les Postilles un colophon indiquant l'identité du copiste : « Ex aromatibus mirre et thuris et universi pulveris pigmentarii. Henri Bosec » (Paris, Mazarine, 318, f. 137 ?). Outre le texte copié, ce document comporte comme beaucoup de ses semblables au Moyen Âge quelques dessins, sans doute de la main de Henri « Bosec ».

Bibliothèque Mazarine, ms. 318, f. 1 v

Bibliothèque Mazarine, ms. 318, f. 45 v

Bibliothèque Mazarine, ms. 318, f. 96 v

Jean-Luc Deuffic précise que Henri Bossec aurait effectué l'ensemble de ce travail pour Pierre Lorfèvre (1345- v. 1412/1416), notable originaire de Senlis, chancelier du duc Louis d'Orléans puis conseiller du roi Charles VI. Entre 1380 et 1395, notre copiste aurait ainsi travaillé avec le « maître du Policratique de Charles V », un célèbre enlumineur qui a collaboré avec plusieurs copistes bretons (Jean-Luc Deuffic, « Le ''Maître du Policratique de Charles V'' : un enlumineur breton ? », blog Le manuscrit médiéval, 8 avril 2009).
Comment travaillait-il au fait ? Plusieurs enluminures contemporaines nous montrent des copistes à l’œuvre. Celle reproduite ici nous fait voir le copiste assis devant une grande table inclinée sur laquelle repose le parchemin presque encore vierge, préalablement taillé et quadrillé. Muni d'un calame pour écrire et d'un couteau pour gratter les éventuelles erreurs, le copiste s'applique à reproduire l'ouvrage disposé devant lui, se permettant de temps en temps de placer en marge une glose ou un dessin.
Un copiste au travail, XIVe siècle

Le cas échéant, une fois son labeur achevé, il confie les parchemins à un enlumineur afin qu'il puisse y apposer des couleurs dans les espaces vides laissés à cet effet. Après avoir été reliés, les volumes peuvent alors rejoindre la bibliothèque de leur riche commanditaire.

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On ignore à ce jour le devenir du copiste Henri Bossec. S'il se confirme qu'il était bien moine mendiant, il a peut-être fini ses jours dans un couvent de la région parisienne au tournant des XIVe et XVe siècle. Il n'est pas impossible que des recherches futures nous apportent davantage de renseignements sur cet enfant méconnu de Plovan ! Son histoire permet d'ores-et-déjà de rappeler à la fois que le Moyen Âge n'est pas l'époque ténébreuse qu'on veut bien nous dépeindre souvent mais bien une période de savoir et d'art où le livre occupe une place majeure et que plusieurs Bretons (dont au moins un Plovanais) ont pris leur part dans ce mouvement.
 
Mathieu GLAZ

 
P. S. : un grand merci à Jean-Luc Deuffic pour sa relecture de ce texte et pour ses remarques fructueuses.


Sources et bibliographie

Paris, Bibliothèque Mazarine, manuscrit 318 : Compendium de Pierre Auriol.

Paris, Bibliothèque Saint-Geneviève, manuscrits 34-36 : Postilles de Nicolas de Lyre.

COUFFON René, « Le collège de Cornouaille à Paris », Bulletin de la société archéologique du Finistère, t. 67, 1940, p. 32-71.

DEUFFIC Jean-Luc, « Le ''Maître du Policratique de Charles V'' : un enlumineur breton ? », blog Le manuscrit médiéval, 8 avril 2009 [cliquez ici].

Idem, « Des armoiries et des livres : les manuscrits de Pierre Lorfèvre », blog Le manuscrit médiéval, 8 avril 2010 [cliquez ici].

DUTOT Christian, Le couvent des Cordeliers de Quimper (XIIIe-XIXe siècle), mémoire de maîtrise dirigé par Jean Kerhervé, UBO, Brest, 1988.

LE BERRE Yves, « La littérature moderne en langue bretonne ou les fruits oubliés d'un amour de truchement », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 159, 2001, p. 29-51 [cliquez ici].

LE GOFF Jacques, Les Intellectuels au Moyen Âge, éd. Seuil, 1957.

LOTH Joseph, « Le village natal du scribe Henri Bossec : les différents sens de tre- dans les noms propres composés bretons actuels (séance du 27 octobre 1922) », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. 66, n° 5, 1922, p. 409-411 [cliquez ici].
 
PATAR Benoît, Dictionnaire des philosophes médiévaux, éditions Fides, Canada, 2006, p. 328-333.

Réformation des fouages de 1426, diocèse de Cornouaille, éd. Hervé TORCHET, La Perenne, Paris, 2001.

ROUSE Richard H. et ROUSE Mary A., Manuscripts and their makers : commercial book producers in medieval Paris, 1200-1500, Londres, Harvey Miller, 2000, t. 2, p. 48.

THOMAS Antoine, « Note marginale en bas-breton sur un manuscrit de la bibliothèque Sainte-Geneviève (séance du 16 juin 1922) », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. 66, n° 3, 1922, p. 208-209 [cliquez ici].